Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tu ne seras jamais bigot de tes doctrines ; je te dis que tu as le scepticisme au cœur, et que tu le conserveras, cet hôte importun, jusqu’à ce que tu veuilles m’imiter. Ne te souviens-tu pas de cette promenade que nous avons faite ensemble, il y a trois mois ; de tes confessions et des miennes ? Ô socialiste, quel étais-tu alors ? Ne m’avouais-tu pas qu’avec le vulgaire tu étais dogmatique, mais qu’avec moi tu reconnaissais toutes tes croyances pour probabilités ? D’où vient que ces fragiles abris dont tu te riais avec moi sont tout d’un coup devenus des édifices invincibles, capables d’abriter toute ta vie et de couvrir l’humanité ? Ne te souvient-il plus que tu ne marches que sur le provisoire ? Veux-tu me traiter comme un N… ? Quant à moi, je ne te traiterai jamais comme un matérialiste ni comme un socialiste ; je sais ce qu’il en est et tu ne me tromperas pas. Tu es un sceptique et tu ne crois que provisoirement.

Avec toi, je n’agis pas ainsi ; ici je me tais, je me cache ; je dissimule ma foi, elle me ferait moquer et persécuter ; je poursuis l’œuvre en silence, et, comme un mineur, je fouille toujours plus avant, et je tombe dans des puits nouveaux. Je saurai, je croirai ! Je sais déjà et je crois ! Ah ! si tu voulais ! Si tu avais la raison de retarder ta vie politique, d’attendre jusqu’à ton entrée à l’École, et là de travailler avec moi ! Je n’en désespère pas encore ; aujourd’hui, tu m’écris malade de corps et d’esprit. D’ailleurs, pourquoi m’accuser d’être un spéculatif et un rêveur ? Crois-tu que je veuille dévouer ma vie entière à la connaissance pure ? L’action aura sa part, mais en son temps, et quand je saurai comment agir ; la philosophie sociale sera pour moi un commentaire et un corollaire de la philosophie de l’histoire et de la métaphysique. Ne sais-tu pas que M. Proudhon, le grand socialiste, a commencé par là et que sa Banque du peuple n’est que la conclusion scientifique d’une démonstration ?

Encore un mot : tu as bien souffert en entendant ton jeune ami dire : « Qui sait si en mourant je n’appellerai pas un prêtre ? » Avec tes opinions chancelantes et probables, es-tu sûr que tu n’en feras pas autant ?

Ne ris pas. M. Gratry, élève des plus distingués de l’École polytechnique, ayant obtenu le prix de philosophie au concours, adepte passionné de Saint-Simon pendant longtemps, s’est fait prêtre catholique. Il est notre aumônier maintenant.

Cela est terrible à penser, n’est-ce pas ? Oses-tu bien à présent