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mon tribut au pays saxon. Mais, j’avais juré contre mon étoile. Un de mes porteurs, épuisé par la dysenterie, tombe évanoui sur le chemin. Le laisser pour les bêtes eût été inhumain, et pourtant il fallait marcher, marcher toujours sous l’orage qui nous fouettait d’eau. Pendant que M. C... continue avec le reste de la caravane, je déplie mon hamac, deux porteurs y couchent le moribond, et nous voilà tous les quatre dans la forêt équatoriale, loin de tous, avec mon fusil pour toute défense.

Et toujours cette descente à quatre pattes, avec le malheureux qui n’avait plus la force de geindre ! Le hamac s’accrochait aux souches, aux pierres. Et l’eau tombait toujours sur les grands arbres, dans la nuit qui venait plus sombre.

Le malade fut bientôt un cadavre : pauvre garçon ! Dix kilomètres restaient encore : ses frères noirs voulaient le laisser aux hyènes. Mais, nous avions tant fait, qu’il fallait le porter jusqu’au bout. Et c’était la route semée d’éclopés, de traînards, qui une entorse, qui une blessure. Enfin, dans la nuit, j’arrivai, croque-mort, à la station de Molo.

Molo était la Capoue promise aux noirs affamés, là où se trouverait le riz en abondance. Le lieutenant W,.., en me renvoyant sans vivres, m’avait affirmé que ce magasin du gouvernement me livrerait contre argent tout ce que je voudrais. On me fit de belles promesses, certainement, tout à l’heure, aussitôt après les porteurs du gouvernement. Nerveux, j’attendais le lendemain matin que vînt mon tour. M. C... m’avait quitté bien et dûment ravitaillé. Au poste ne restaient plus qu’un Indien chef du poste, ce que les Anglais appellent un babou, et un Européen, ingénieur des télégraphes. Pour mes hommes, j’attendis deux heures la réponse du babou : il refusa, je m’indignais ; l’Anglais demeurait impassible. Et pourtant tous ces pauvres gens avaient travaillé, souffert, couru des dangers pour la plus grande gloire de la plus grande Angleterre ; et on leur refusait, à quelque prix que ce fût, la poignée de riz dont ils avaient tant besoin. Le store était ouvert : mes hommes, furieux d’être déçus, avaient les dents longues et la rage au cœur. J’avais cinq fusils contre cinq et l’avantage de l’attaque. Un aventurier n’eût pas hésité et aurait obtenu raison dans la suite. Le harnais militaire me parut pesant ce jour-là.

Mes noirs refusent de me suivre, épuisés par 90 kilomètres avec un peu de mouton forcé. Ils sont couchés sur la route,