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la traînaient dans la brousse, plus volés que voleurs.

Le 27, arrivèrent deux Massaïs. L’ingénieur du télégraphe s’inquiétait des moyens de réparer la ligne : la protéger était plus pressé.

Le 28, je cuisais mélancoliquement, sur une plaque chauffée au rouge, mes galettes infiniment plates en millet, quand le lieutenant W... vint me trouver. Le sucre, le sel elle café étaient passés à l’état de mythe : heureusement, j’avais conservé par hasard les restes d’un vieux jambon, et tous les jours un morceau de couenne salait la soupe.

Le lieutenant W... m’apprit que la farine de millet touchait à sa fin, que le troupeau était aux trois quarts abattu ; en conséquence, sans attendre la rentrée des soldats envoyés à Ravine, il nous renvoyait à nos risques et périls, à son grand regret, parce qu’il ne pouvait nous laisser mourir de faim. La joie de la délivrance me faisait oublier toutes les misères passées : de jubilation, j’invitai le lieutenant W... à déjeuner, sacrifiant, sans souci de lendemain, tout le reste du jambon pour saler la soupe. Celui-ci me remercia des travaux de fortification que j’avais faits. Le fort avait, du reste, bonne apparence, et les indigènes n’eussent pas été assez osés, à l’heure actuelle, pour s’y risquer. Le fait d’avoir commandé à l’arrière-garde de la caravane du steamboat et d’avoir, à force de zèle, réussi à faire marcher, sans allongement, ce chapelet de deux cents porteurs exténués, lui semblaient surtout un service d’importance, tant les robinets et les boulons lui trottaient dans la tête. Il m’assura qu’il parlerait de moi au colonel à l’arrivée des troupes indiennes. Je lui dis n’avoir fait que mon devoir et sans enthousiasme. L’approbation de mes chefs et de mon gouvernement avait seule du prix à mes yeux. Dans la conversation, il me fit cette réponse où la morgue britannique atteint jusqu’à la grandeur : « On ne doit pas supposer en France, qu’à un moment quelconque l’Angleterre ait eu besoin d’un officier français. » Dans ces conditions, je refusai catégoriquement de faire l’arrière-garde le lendemain, trouvant que j’avais assez payé ma dette d’hospitalité à l’Angleterre.

Nos hommes étaient aux deux tiers de ration depuis cinq jours, et encore, un jour sur deux, recevaient-ils de cette mauvaise viande qui donnait la dysenterie ! Nous partions dans ces conditions, n’emportant que pour deux jours de cette viande détestable,