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de l’énorme bête. Mes pauvres noirs se désespéraient en songeant à tous ces bons repas envolés. Pour ne pas les plaindre, il ne faut jamais avoir souffert de la faim.

J’étais dans ces expéditions chasseur et chassé. Les Oua-Nandis me guettaient sous les buissons, dans les hautes herbes. Une flèche empoisonnée est bien vite lancée et ne pardonne pas. J’en avais eu l’exemple chez un planteur légèrement touché au bras ; on eut beau pratiquer les tractions rythmées de la langue, il fut impossible de le ranimer. Aussi étais-je plus attentif aux buissons suspects qu’aux antilopes. Je ne m’éloignais guère qu’à cinq kilomètres environ du fort. L’idée me vint de savoir si j’avais des chances d’être secouru en cas d’attaque. Je déchargeai tout le magasin de mon Mauser sur un troupeau d’antilopes : j’étais hors de vue du fort, je recommençai à tirer comme si j’étais attaqué. En revenant, je me rendis compte que les sentinelles avaient fort bien entendu ce tir extraordinaire, mais qu’il n’avait en rien troublé leur quiétude. Aussi, fus-je encore plus prudent et avais-je une prédilection pour les places où l’herbe récemment brûlée me donnait un beau champ de tir. Une seule fois, du reste, j’eus une véritable alerte ; les Oua-Nandis remuaient autour de moi à 200 mètres ; je les voyais se dresser, puis disparaître dans les hautes herbes. La chasse à l’homme n’ayant aucun charme pour moi, je trouvai inutile de tuer ces pauvres gens et, bien en garde sur ma termitière, j’attendis, en faisant des tours d’horizon, qu’ils eussent disparu.

Dans mes longues heures de loisirs, je réfléchissais à l’action anglaise sur la terre d’Afrique. Sur trois joyaux du pays noir, qui sont l’Ouganda, l’Egypte et l’Afrique du Sud, l’Angleterre a su la première mettre la main. Cette idée géniale de réunir le Cap au Caire par une voie à grand trafic ne séduit pas seulement l’imagination charmée de l’effort réalisé, mais la raison, qui sait la valeur des régions conquises. J’attribuais ce résultat immense à ce que l’Angleterre fut le premier pays informé du bon et du mauvais de l’Afrique. Combien d’inconnus et de célèbres, depuis Gordon jusqu’à Wellby, ont parcouru toutes ces régions et fixé les idées anglaises ! Et si l’Allemagne, l’Italie et même la France ont été réduites à se partager les miettes du gâteau, n’est-ce pas faute d’avoir eu trop de conquérans et pas assez de voyageurs, beaucoup trop de traités d’annexion, de drapeaux plantés et pas assez de renseignemens sans plus ?