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autre, un noir dégringolait sur la voie, à la grande hilarité des camarades. Assez peu flatté de cette compagnie, je refoulai sur les marchepieds tous les envahisseurs et passai, avec mon boy, une inspection minutieuse de mes effets ; ma bourse et les quatre livres manquaient. Bien d’autres objets eussent tenté la cupidité des noirs qui ne connaissaient pas la valeur du vil métal. Mais je n’avais aucune preuve contre mon boy, quand, huit jours après, il s’enivra avec du whisky. L’acte de Bruxelles est respecté de fort étrange façon dans l’Afrique centrale : ainsi les marchands refusent toujours le whisky au boy qui n’apporte pas un papier de son maître. Mais le noir est toujours libre et il ne se prive pas de s’enivrer à sa guise, à la condition de payer quatre ou cinq fois le prix. Mes livres sterling avaient permis à mon boy, parti de la côte sans un sou vaillant, de se livrer à sa passion favorite.

Après mon cuisinier, il fallait tirer l’échelle : son engagement, du reste, eut lieu dans des circonstances anormales. Les missionnaires français de Mombasa m’avaient donné un de leurs anciens élèves, menuisier de son état, et sans travail, pour être à la fois cuisinier et interprète ; mais, lors de ses débuts dans l’art de maître Jacques, Rodolphe, tel était le nom du menuisier-cuisinier-interprète, fit ample connaissance avec le vin des missionnaires. Une fièvre ardente, en dépit de la quinine, le réduisit à l’état de loque. Je fis le rappel dans Mombasa pour le remplacer et partir quand même. C’est à la gare que se présenta Yusufé ; il prétendait parler anglais et avait des certificats merveilleux. Mes connaissances en anglais ne me permirent pas de constater tout d’abord jusqu’où allait l’aptitude de Yusufé à parler anglais. Mais je fus édifié, le soir même, sur ses capacités culinaires : il avait volé tout simplement et son nom et ses certificats, n’ayant aucune raison de tenir à son acte de naissance. Mais ce qu’il y avait de plus mauvais dans Yusufé, c’était sa femme. Cette noble et peu honnête dame était laide et incommensurablement paresseuse, dans ce pays où l’on peut dire : « travailleur comme une négresse. » Seule femme de la caravane, ne portant rien dans la route, elle s’asseyait sur ses talons dès l’arrivée au camp et n’eût jamais levé le petit doigt pour aider son mari. Malheureusement, deux coqs étaient en paix, une poule survint... L’autre coq charriait l’eau, le bois, dressait la tente, et changea si souvent, qu’il ne devait pas être le plus heureux des trois. Las de toutes ces