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Tu parles de publier un écrit[1] sur tes convictions philosophiques.

Penses-tu vraiment à cette folie ? Tu m’avoues toi-même que tes opinions ne te semblent que probables. Et tu vas engager ta vie entière, à dix-neuf ans, par un écrit public, lorsque tu ne sais pas si dans un an le mouvement de ton esprit ne t’aura pas jeté dans d’autres pensées ? C’est une témérité inexcusable. Tu joues avec ton avenir ; je t’en prie, réfléchis, et songe quelle chose c’est qu’imprimer.

J’arrive maintenant à ma réponse. J’aurais beaucoup de choses à te dire : mais je ne veux toucher que deux points :

1° En premier lieu, je vais te montrer en quoi diffèrent nos philosophies. Elles sont plus séparées que tu ne crois ; elles le sont même d’une façon absolue. Ton unité[2] ressemble à l’unité d’enveloppement et d’indistinction où gît chacun des mondes, lorsque tous les germes qui le composent sont confondus ; la mienne ressemble à cette unité d’harmonie, qui est cri le du monde développé et vivant.

Tu prétends concilier et tu ne fais que détruire ; tu sacrifies la loi morale à la loi du plaisir[3] en posant que le devoir de l’homme est de satisfaire les tendances de sa nature, ce qui est pur sensualisme et fouriérisme. Tu détruis la liberté par la nécessité, en supposant que le principe des actions de l’homme, c’est le grand fluide[4] répandu dans son corps, et agitant les organes, selon les lois fixes de sa propre nature, et la constitution de ces organes ; tu détruis Dieu, et tu mets à sa place dans

  1. Gréard, Prévost-Paradol, p. 149 : « Je vais lire Spinoza qui me semble ton maître... Si je ne trouve là rien qui m’ébranle, je m’en tiens aux doctrines de ma dernière lettre et je leur dévoue ma vie... Je châtie, j’achève et je publie les quelques pages que je t’ai annoncées ; résolu que je suis à mettre mon existence au service d’une idée pratique, au lieu de la consumer tout entière dans un long et rude voyage vers la lointaine vérité. »
  2. Ibid., p. 146 : « L’unité radicale de l’homme et de toutes choses, l’identité fondamentale du plaisir et du devoir, de la liberté et de la nécessité, voilà ce que j’aurais dit si je savais manier comme toi cette divine langue de la philosophie. »
  3. Ibid., p. 143.
  4. Ibid., p. 143 : »... Il est un fluide que nous désignons sous les divers noms de lumière, chaleur, électricité, magnétisme, galvanisme, attraction, effets divers d’une même cause, noms variés de ce principe universel qui est la vie de l’univers... Voilà mon univers. Si Dieu existe... cela ne m’embarrasse nullement ; car ce monde tout matériel, si tu veux, où l’homme n’est que la première des créatures, ne me semble en rien indigne de lui... »