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et mon amour profond pour cette chose si belle et si vaste ; et ces deux sentimens se concilient très bien ; car c’est un sujet de plus de prendre les hommes en pitié, que de voir qu’avec une si parfaite essence ils ne parviennent qu’à être des imbéciles, des frénétiques ou des coquins.

Il suit de là que mon amour, s’écartant des objets particuliers, tend aux choses générales ou idéales, comme les objets d’art, l’humanité entière, et surtout la nature. Hier, mon ami, je l’ai senti en moi avec une force que je n’ai jamais éprouvée. J’étais au Jardin des Plantes et je regardais, dans un endroit isolé, un monticule couvert d’herbes des champs vertes, jeunes, non cultivées, fleuries ; le soleil brillait au travers, et je voyais cette vie intérieure qui circule dans ces minces tissus et dresse les tiges drues et fortes ; le vent soufflait et agitait toute cette moisson de brins serrés, d’une transparence et d’une beauté merveilleuses ; j’ai senti mon cœur battre et toute mon âme trembler d’amour, pour cet être si beau, si calme, si grand, si étrange, qu’on appelle nature ; je l’aimais, je l’aime ; je le sentais et je le voyais partout : dans le ciel lumineux, dans l’air pur, dans cette forêt de plantes vivantes et animées, et surtout dans ce souffle vif et inégal du vent de printemps. Oh ! que n’étais-je hors de ce sale Paris, dans la campagne libre et solitaire ! Pourquoi l’aimai-je tant ? Pourquoi, lorsque je la vois, suis-je ému comme un amant auprès de sa maîtresse ? Pourquoi suis-je tout entier rempli d’une joie calme et parfaite ? Est-ce que la nature et l’homme[1] ne sont qu’une même chose, et qu’à certains momens ils rentrent tous les deux dans cette unité primitive et absolue d’où ils sont sortis pour leur malheur ? Pour moi, je trouve la nature plus belle que la femme ; les teintes rosées du ciel au matin me semblent plus délicates que les aimables couleurs des plus belles joues ; les mouvemens et les aspects de l’eau qui coule sur les rochers et les herbes me sont aussi expressifs que les changemens de la plus mobile physionomie. Que te dirai-je encore ? Lorsque j’aperçois une campagne entière avec ses rivières, ses bois, les mouvemens de son terrain, ses bruits, ses couleurs, je sens la présence d’un

  1. Prévost-Paradol à H. Taine, 21 mars 1849 : « Le jour, cher ami, ou le Est-ce que ? et le point d’interrogation auraient disparu pour toi de cette belle phrase, qui contient toute une philosophie, toute une morale et toute une politique, sera le jour où tu te seras le plus rapproché des opinions de ton ami. » Gréard, Prévost-Paradol, p. 141.