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conduits jusqu’à leur adultère. Ils parlent et agissent devant nous ; mais ce qui se passe au fond de leurs âmes nous demeure caché.

De cela, cependant, la faute n’est pas à M. d’Annunzio. Elle est toute au genre qu’il a choisi pour sa nouvelle œuvre, à ce genre du drame, qui, par sa nature propre, refuse de se prêter à de telles révélations. La tragédie de Racine pouvait nous faire connaître les sentimens de ses héros, la lutte des désirs et des rêves dans leurs âmes : le drame moderne ne le peut pas, avec ses exigences d’action et de vraisemblance. Ou plutôt, ainsi que l’a merveilleusement compris le génie de Wagner, le drame moderne le peut bien, mais à l’aide de la musique, et moyennant que celle-ci se charge d’exprimer les émotions pendant que les paroles, les gestes, le décor, nous présentent l’action. Seule la musique, au théâtre, serait capable de nous faire pénétrer dans les deux cœurs de Paolo et de Francesca. Je dirai plus : chez Dante même, l’immortelle vie qui anime pour nous ce « couple désolé » ne tient pas à la vigueur tragique du récit, ni à la justesse de l’accent, ni à la beauté des images ; elle tient toute à la puissante et sensuelle musique dont le poète a su imprégner ses vers.

C’est ce que doit avoir senti M. d’Annunzio, dont on connaît le fervent wagnérisme. Et le fait est que sa Francesca est moins un drame qu’un opéra, ou, si l’on préfère, un « drame lyrique, » à la façon de Tristan et des Maîtres Chanteurs. Un opéra où, hélas ! il n’y a point de musique, mais où du moins les paroles seules constituent l’action, tandis que les gestes, les décors, tout l’agencement de la mise en scène servent à remplacer autant que possible l’élément musical, pour nous rendre plus touchante la destinée des héros.

Voici, par exemple, le premier acte. Nous sommes à Ravenne, dans la maison du père de Francesca ; et d’abord, nous voyons les suivantes de celle-ci, Aide, Hauteclaire, Adonelle, Blanchefleur, s’occupant à préparer pour leur maîtresse, de l’huile de lavande. Elles travaillent, et elles rient, et chantent, et se disent de douces histoires, ou bien taquinent un bouffon, qui est trop heureux de se laisser faire. La scène est très longue, on serait tenté de la croire inutile : en réalité elle est un prélude, quelque chose comme l’exposé du « motif » de grâce et de volupté, qui va bientôt se développer à travers tout le drame. Et vient ensuite l’exposé du second « motif, » terrible, celui-là, barbare et sanglant ; un glossateur wagnérien l’appellerait « le motif du crime, » ou encore « le motif de la haine » après celui « de l’amour. » Aux rieuses jeunes filles succède, devant nous, Ostasio, le frère de Francesca. Il commence par faire emprisonner l’inoffensif