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jusqu’à présent confiée au duc de Luxembourg ; mais Louvois jugea bon, pour cette nouvelle campagne, de lui donner ce « supérieur » qu’assez imprudemment il avait réclamé naguère. Au moins, pour dorer la pilule, lui choisit-il pour chef son plus ancien ami et son plus cher parent, le protecteur de ses débuts, le compagnon de sa jeunesse, M. le prince de Condé, qu’accompagnait son fils, le duc d’Enghien.

Au mois d’avril seulement, le ministre informa le vainqueur de Wœrden qu’il ne serait plus seul en face du prince d’Orange. C’est entre eux l’occasion d’une de ces petites guerres de plume, comme on en rencontre souvent dans leur correspondance, guerres où Louvois, confessons-le, remporte rarement l’avantage. Sa main noueuse et robuste est faite pour manier la massue plus que les menues flèches barbelées ; il déploie, à ce jeu léger, des grâces de procureur, des élégances de pédagogue, qui font contraste avec l’aisance de son spirituel adversaire. « M. le Prince, écrit Louvois[1], étant présentement à Utrecht, c’est à lui que je dois écrire dorénavant, et ne plus avoir commerce avec un petit subalterne comme vous… Je l’ai fort assuré que vous auriez grand’peine à le reconnaître, et que vous craigniez fort de ne pouvoir servir sous lui, à cause de l’obscurité de ses commandemens. » A quoi l’autre répond, sans aigreur apparente : « Si[2] vous ne devez point vous rabaisser à avoir commerce avec un petit subalterne comme moi, il me semble aussi que la chose doit être, ainsi que le disait le général Roze, armafrodite, qui est ce que nous appelons réciproque eu langue française. Et, par cette raison, je n’aurai plus assez d’outrecuidance pour m’émanciper de vous écrire. Vous y gagnerez beaucoup, car vous serez défait de mes méchantes lettres, et vous n’en recevrez que de bonnes à leur place. » Puis, laissant là le persiflage, il se fait un mérite de l’empressement qu’il met à faire « un petit sacrifice, qui marque le dévouement et la résignation qu’on a aux volontés du maître… Ce qui, dit-il encore, m’aurait comblé de joie et d’honneur, c’aurait été que j’eusse servi sous Sa Majesté[3]. Mais on ne peut, en ce monde, avoir tout d’un coup ce que l’on désire ; et, hors cela, j’aime beaucoup mieux que ce soit sous M. le Prince que partout ailleurs. »

  1. 28 avril 1673. — Archives de la Guerre, t. 313.
  2. 5 mai 1673. — Archives de la Guerre, t. 323.
  3. Au siège de Maëstricht.