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d’heures après, eut de nouveau tout son monde sous la main.

L’expédition, pourtant, n’était pas terminée, et le plus dur était encore à faire. La pluie, depuis trente heures, tombait d’une violence inouïe et, sous l’action de ce déluge, les glaces se dissolvaient avec rapidité. Marcher sur Leyde ou sur La Haye, détruire la capitale « à la barbe » du stathouder, — tandis que ce dernier accourait, doublant les étapes, — il n’y fallait plus songer désormais ; et Luxembourg, en voyant s’évanouir son rêve, avait peine à contenir sa colère et sa déception : « Il serait inutile, écrit-il à Louvois[1], devons faire des lamentations sur le dégel ; je ne puis cependant me consoler, quand je songe que M. le prince d’Orange serait arrivé d’un côté à La Haye et que nous l’aurions brûlé de l’autre ! » Mais il n’avait guère le loisir de se livrer à la mélancolie. La grande affaire maintenant était de regagner Utrecht, nécessité pressante, non moins que problème redoutable. Suivre au retour la même voie qu’à l’aller était impraticable. Les glaces partout fondues, la hauteur effrayante des eaux, y opposaient un obstacle invincible. La main de l’homme achevait l’œuvre de la nature ; les Hollandais, sur tous les points, au mépris des pires catastrophes, avaient coupé les digues de mer, dans l’espoir de noyer l’adversaire qu’ils ne pouvaient battre. Les chaussées mêmes, en de certains endroits, étaient englouties sous les flots « jusqu’à la hauteur de trois pieds. » Ces régions ainsi sacrifiées offraient un aspect lamentable. « Il faut que vous sachiez, dit encore Luxembourg, que tout le pays enclavé entre les villes de Delft, Muyden, Vesep, Utrecht, Woerden, Oudewater, est submergé entièrement, tous les villages entièrement remplis d’eau, en sorte qu’il y a une furieuse quantité de bestiaux noyés… Les paysans se sont retirés au plus haut étage de leurs maisons et dans leurs greniers, où beaucoup meurent de faim, et sont tous dans une désolation la plus grande du monde. C’est une espèce de petit déluge, qui pourrait faire dire avec raison : Omnia pontus erat ! »

Un seul chemin restait ouvert, la grande digue du Vieux-Rhin, qui aboutissait à Woerden. Mais là, — et non loin de Bodegrave, — se dressaient Nieuwerbrug, le fort d’Orange, les retranchemens « où l’ennemi avait travaillé tout l’été, » hérissés d’artillerie, défendus, comme on le savait, par une solide et

  1. Lettre du 6 janvier. — Archives de Dijon, F. Thiard.