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aussi à relever leur condition, toujours en vertu du même principe, à savoir que le point important est moins de changer les lois que de changer l’état des esprits, de rendre aux enfans d’Erin la foi en Erin, et de concentrer sur la terre d’Irlande les regards et les ambitions qui se tendent aujourd’hui vers l’Angleterre ou l’Amérique, vers Liverpool ou Chicago. Ce sont les campagnes, notons-le bien, qui ont le plus à souffrir de ce fléau de l’émigration, qui chaque année, maintenant encore, arrache à l’Irlande de quarante à cinquante mille de ses enfans ; quatre sur cinq de ces émigrans ont plus de quinze ans et moins de trente-cinq, et c’est ainsi le meilleur de ses forces et de son sang que perd l’Irlande en les perdant. Or, le fait économique de l’émigration ne tient pas seulement, comme le disent d’ordinaire les hommes politiques de l’Irlande, aux vices du régime agraire, ni même seulement au manque d’industries : il tient pour une bonne part aussi à un état psychologique dont il n’est pas facile d’avoir idée quand on n’a pas été là-bas, c’est la tristesse, la mortelle mélancolie de la vie des paysans telle que l’a faite depuis cinquante ans le régime de l’anglicisation à outrance. Représentons-nous un instant ce que peut être dans ces campagnes solitaires et désolées de l’Ouest irlandais, où le ciel pluvieux ne découvre que pierre et roc, tourbières et marais, avec, çà et là, quelques pièces rapportées de terre noire, l’état d’âme de ces paysans de vieux sang celtique, à l’esprit si vif et si fin, au sentiment si délicat et à l’imagination si riche, ces paysans peut-être les plus, intellectuels de l’Europe, et qu’une Revue irlandaise appelait naguère, d’un beau nom, des « paysans penseurs et poètes[1]. » Le landlord est exigeant, la famine toujours menaçante, et, tout le long de l’année, l’homme n’a devant les yeux que la nature ingrate, l’angoisse du silence et de la solitude. Autrefois, contre cette angoisse, le paysan d’Irlande avait une consolation, un alibi, c’était sa vie intérieure, son goût poétique et ses traditions de culture, c’étaient les vieux volumes irlandais lus à haute voix et les vieux chants, les contes que l’on se transmettait oralement, de père en fils, du berceau à la tombe, comme de saintes reliques. Encore aujourd’hui, il y a en Irlande de ces paysans qui ne savent ni lire ni écrire, mais qui récitent d’affilée

  1. Il résulte d’observations multipliées que ces paysans de l’Ouest irlandais ont un vocabulaire qui peut varier de 3 000 à 6 000 mots. Le vocabulaire d’un paysan anglais moyen ne dépasse pas, dit-on, 500 à 800 mots.