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et les Cévennes ; cueillir des pommes, c’est désobliger la Normandie ; confectionner des sabots, c’est attenter à la forêt ; des petits balais, au bocage. Laisser pousser les bananes, tomber les noix de coco et fleurir les orchidées, c’est porter un préjudice aux intérêts des grands établissemens horticoles dont les serres produisent une température équivalente à celle des pays tropicaux, mais plus onéreuse. Quant à la canne à sucre, quel péril pour le bâton de sucre de pomme ! Tout est concurrence, tout, et c’est « concurrencer » quelqu’un que de planter des choux.

Plaisanterie ! va-t-on dire. Exagération caricaturale et fausse interprétation du terme « concurrence ! » Comment pourrait-il venir à l’esprit de M. Méline de prétendre arracher aux colonies françaises le droit de faire des cotonnades, des blés, des vins, des charbons, des sabots, pour les besoins de leur consommation ? Il n’y aurait concurrence que si ces produits étaient importés dans la métropole et à bas prix.

Le bon sens paraît l’indiquer, mais on ne saurait croire dans quelles extrémités la peur du « péril jaune » peut jeter les meilleurs esprits. Les mots ont changé de valeur à leurs yeux éblouis par l’éclat de cette couleur d’épouvantail, et, pour eux, empêcher la concurrence à notre industrie ne signifie plus empêcher certains produits coloniaux de venir sur nos marchés, mais leur refuser le droit de se débiter sur place. Les cotonnades de l’Inde ne sont pas en train d’envahir Paris ou Marseille, mais elles sont vendues aux colonies. Est-ce tolérable ? Le Tonkin a de la houille ; lui sera-t-il permis d’en user chez lui ou devra-t-il en faire venir du Pas-de-Calais, si la France était exportatrice de charbon comme l’est l’Angleterre ? Madagascar pourra-t-il utiliser ses plantes laticifères le jour où les progrès de la chimie auront réalisé en Europe la découverte de ce caoutchouc artificiel dont la recherche est poursuivie si activement de tous côtés ?

Voilà ce que signifie le cri d’alarme poussé par M. Henri Boucher, et, s’il nous appelle aux remparts, ce n’est pas pour défendre la cité que rien ne menace, c’est pour nous mener à l’attaque du marché colonial. L’art de la guerre est fondé sur ce principe que la meilleure tactique défensive, c’est l’offensive ; M. Henri Boucher a l’âme d’un grand conquérant, mais il serait désirable de le voir jeter ses troupes sur le sol de l’ennemi, au