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d’ouvrir largement nos ports aux produits de nos colonies, mais, en retour, nous entendons qu’elles ne viennent pas faire concurrence à nos produits nationaux. » C’est à dessein que je souligne le mot viennent, on verra pourquoi. Ce sentiment défensif s’est manifesté, depuis lors, d’une façon singulièrement agressive ; en juillet 1900, M. Henri Boucher, ancien ministre du Commerce, présentait, sous le patronage de M. Méline et avec le concours de M. Camille Krantz et d’un certain nombre de leurs collègues, selon la formule consacrée, une proposition de loi dont l’exposé des motifs, invoquant « le péril qu’offriraient pour la production européenne des exploitations établies dans des contrées où tant de circonstances se réunissent pour réduire la main-d’œuvre à un prix infime, » considère qu’il n’est pas admissible de « laisser nos colonies exercer pleinement leur activité dans toutes les voies où il leur plaira de la diriger et de leur donner toute facilité de nous infliger une concurrence désastreuse. »

L’aveu est dépouillé d’artifice ; comme pris de pudeur après l’avoir laissé échapper, les auteurs de la proposition ne se sentent pas le courage d’en porter seuls toute la responsabilité et ils appellent à l’aide… dans le camp de leurs adversaires : « Le droit pour les colonies d’être placées sur un pied de réciprocité absolue avec la mère patrie est dénié par les esprits les plus libéraux, » allèguent-ils avec un soupir de soulagement, sous prétexte que, dans un rapport sur le budget des colonies en 1896, M. Jules Siegfried recommandait aux colonies l’exploitation du sol, plutôt que l’industrie. Fortifiés de ce témoignage, M. Henri Boucher et quelques-uns de ses collègues proclament la mère patrie en danger, — en un danger que peut seule écarter l’institution d’une patente qui frappera rigoureusement dans les colonies « toute exploitation industrielle ou agricole dont le produit serait de nature à concurrencer les nôtres. » Voilà qui peut aller loin, et si cette prohibition, — c’en est une, on ne le dissimule pas ! — était poussée dans toutes ses conséquences, il ne resterait plus aux colons qu’à se croiser les bras en attendant venir la mort ; effectivement, il n’est rien qui ne puisse être envisagé comme concurrençant tel ou tel de nos produits : faire des cotonnades (et c’est surtout de cela qu’il s’agit pour le moment), c’est concurrencer les Vosges, Rouen et Roubaix ; faire du vin, c’est menacer l’Hérault ; du blé, la Beauce ; du fromage, la Brie ; tirer du sol le charbon elle fer qu’il contient, c’est inquiéter le Nord, la Loire