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pierres sèches, bâtie à même sur le roc ; mais filles et fils suivent en anglais. Trop souvent les prêtres du Donegal, du Mayo, du Kerry ont cessé de prêcher, et les fidèles de prier, dans la langue nationale. Et ce qui est plus triste, c’est que, sous l’influence de l’école anglaise, devant l’exemple des classes bourgeoises, ces pauvres paysans d’Irlande se sont à la longue pris de mépris pour le vieux langage de leurs ancêtres, pour ce parler si doux à l’oreille, si fluide et si musical, au rythme si naturellement poétique, qui est devenu à leurs yeux une marque d’infériorité, une source de honte, une chose à cacher « comme le cercle bleu sur l’ongle d’un métis, » selon le mot de M. William O’Brien. — Paddy, remarquait naguère un savant celtiste allemand après un voyage en Connacht, parle irlandais à son cochon qu’il mène au marché, à son âne qui le conduit, à la douzaine d’enfans et à la demi-douzaine de petits cochons qui vivent dans sa cabane, à tous ceux qu’entoure la même misère que lui ; mais parler irlandais au curé, au « monsieur, » à l’étranger rencontré sur la route, cela ne se doit pas, il faut montrer qu’on a de l’instruction ! — Mgr Mac Hale, archevêque de Tuam, qui fut avec Th. Davis l’un des précurseurs de la renaissance du langage national, contait autrefois qu’ayant invité un de ses diocésains à parler irlandais en causant d’affaires avec lui, il s’entendit répondre : « Votre Grâce, j’ai bien trop de respect pour vous ! » — Le paysan d’Irlande a un mot, presque intraduisible, pour exprimer son sentiment à l’égard de la vieille langue d’autrefois : Irish is bet, dit-il. Et, il y a peu de mois, l’on nous citait cette réponse caractéristique d’un valet de ferme qu’un camarade interpellait en irlandais : Hell to your soul, can’t I speak english as well as you ? « Le diable ait ton âme, je sais l’anglais autant que toi ! »

Notez la brutalité vulgaire de l’expression, et comparez avec la douceur de ton, la délicatesse, qui sont distinctives du vieux parler celtique ! En changeant de langue, le paysan irlandais perd fatalement et peu à peu cette dignité instinctive, cette courtoisie, ce respect de soi dont le voyageur est si frappé maintenant encore, dans les villages même très pauvres de l’Ouest, et qui faisaient de la vieille Erin, comme de l’Espagne d’autrefois, une nation de gentilshommes ; il se démoralise, se vulgarise, se laisse dégrader par la basse presse londonienne, qui répand aujourd’hui jusque dans les villages du Munster et du Connacht ses