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son père, Polonais par sa mère, cocu Allemand par sa femme, Anglais par ses alliances, Russe par une cousine, Français par conquête et espion par goût, état et habitude. » Ses titres occupent plus de place dans les Mémoires que les mérites de Pasquier, Molé, d’Alberg et Saint-Aignan. Voulez-vous le secret ? C’est qu’il livrait les secrets. « Ce vieux espion de Maret, accoutumé à passer la fin de ses soirées avec nous et ne pouvant en tirer parti pour son métier, semblait le mettre de côté passé minuit et, resté dans le petit cercle de trois ou quatre personnes dont nous faisions nombre jusqu’à une ou deux heures du matin, il nous racontait des anecdotes curieuses de tous les temps, et, par entraînement de causerie, il finissait par nous dire ce qu’il savait de la veille ou du jour et nous mettait ainsi au fait de ce que nous voulions savoir. »

Cette place accordée aux personnages même secondaires de ce petit monde, comment omettre les femmes autour desquelles il se mouvait ? Mmes de Bellegarde ne sont pour Aimée qu’« un doux murmure de conversation, » comme si, sur leur insignifiance sans défauts le souvenir glissait sans prises. Elles reçoivent, mais ce sont les autres qu’on va trouver chez elles ; elles sont dans la société comme les traits d’union dans la grammaire, et n’ont pas de valeur isolée. Autres sont Mme de Vaudemont et Mme de Laval : l’étude qu’Aimée fait d’elles donne à son talent une nouvelle manière. Pour saisir les fugitives apparences de Talleyrand, elle a multiplié et dispersé les croquis. Pour les autres figures d’hommes, au contraire, elle a d’un seul coup, sans retouches et sans lever la main, achevé l’œuvre. Comme elle cherchait de leur physionomie l’essentiel, et se bornait à la mettre en bon jour, son art lui a révélé que la physionomie de l’homme, faite surtout par la netteté et la vigueur des traits, peut, grâce à l’insistance sur le trait principal et à l’élimination des autres, se réduire en quatre coups de pinceau, à la simplicité d’une caricature ressemblante. Mais quand Aimée voit les deux femmes qu’elle connaît le mieux, qu’elle rencontre chaque jour, qu’elle a tout le loisir de bien étudier sans cesse, qu’elle peut pénétrer à fond, sa nature de femme regardant en elle-même son sexe, l’œuvre se révèle toute différente à son instinct d’artiste. La figure de la femme, faite de nuances autant que de lignes, de mélanges plus que de heurts, et moins caractérisée par l’énergie du relief que par la fusion des contours exige une autre