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survivans de cet art tinrent à en jouir encore quand ils se retrouvèrent, combien ces asiles du passé furent précieux à M. de Talleyrand, combien il « avait besoin de dire et d’écouter quelques paroles sans suite et sans conséquence, pour se reposer de celles toujours écoutées et comptées qu’il prononçait à la Cour. » Elle raconte les dîners où Mmes de Bellegarde priaient chaque semaine des écrivains et des artistes pour distraire le grand diplomate qui ne savait pas s’ennuyer. Elle énumère les familiers qui chaque soir se retrouvaient chez la princesse de Vaudemont, « fort bien partagés entre la grâce piquante de Mme de Laval, le doux murmure de conversation de Mmes de Bellegarde, ma bonne volonté de plaire et de m’amuser et le charme inexprimable que M. de Talleyrand sait répandre quand il n’enveloppe point cette qualité dans un dédaigneux silence. » Mais ne croyez pas que là même son plaisir fasse oublier à Aimée sa conspiration : c’est sa conspiration qui est son plaisir. Dans ce salon où « vivaient dans l’intimité » MM. de Saint-Aignan, beau-frère de M. de Caulaincourt, Pasquier, Molé, Lavalette, le duc d’Alberg, Vitrolles, elle voit « le corps d’armée napoléonienne » dont elle épie « les espérances ou les inquiétudes. » Les principaux n’étaient pas gens à dire plus qu’ils ne voulaient, nia laisser deviner ce qu’ils ne disaient pas : est-ce pour se venger de leur silence qu’elle ne parle pas d’eux ? Molé seul obtient cette mention d’une aigreur bien sommaire : « Ses yeux noirs sont chargés de donner seuls du mouvement et de l’esprit à sa physionomie, car il a les dents gâtées. » Les eût-elle vues si laides s’il les avait desserrées pour la renseigner sur ce qu’elle voulait savoir ? « De tous ces messieurs-là, continue-t-elle, je n’estimais que le comte de Lavalette. » Mais Lavalette eût-il été fier de la préférence s’il en eût su le pourquoi ? « Je m’amusais à disputer contre lui ; resté seul après les autres, il perdait toute réserve, excité par la contradiction de mon discours et par le petit morceau de sucre, continuellement arrosé de rhum, qu’il faisait entrer dans sa bouche à chaque parole qui sortait de la mienne. Cet exercice prolongé quelquefois bien avant dans la nuit nous a révélé plus de choses, fait pressentir plus d’événemens qu’il n’en savait peut-être lui-même et jamais ne nous a trompés. » Ceux-là seuls qui la renseignaient ont droit à son souvenir, fussent-ils les derniers des comparses. Elle tient pour tel « un comte de S… ancien envoyé de Perse à la Cour de France, Piémontais par