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Talleyrand. Il prend les livres, les quitte, les contrarie, les lâche pour les reprendre, les interroge comme s’ils étaient vivans, et cet exercice, en donnant à son esprit la profondeur de l’expérience des siècles, communique aux écrits une grâce dont leurs auteurs étaient peut-être privés. » Aimée de Coigny en use avec Talleyrand comme Talleyrand avec ses livres. Elle aussi le quitte pour le reprendre, et, de rencontre en rencontre, le feuillette comme de page en page.

Et c’est bien lui qui parle quand elle le juge. On croirait entendre ce que dans sa bibliothèque ce maître habile devait dire de lui à ses visiteurs, et dans les Mémoires il ressemble sinon à ce qu’il fut, du moins à ce qu’il voulait paraître. Elle a la coquetterie de le montrer beau : leurs délicatesses de race s’attirent, surtout leurs faiblesses morales sont complices. Tous deux, attachés à des devoirs perpétuels, lui de prêtre, elle d’épouse, ont rompu leur ban. Elle lui sait gré de cette ressemblance, et par un zèle de réhabilitation où elle semble ne pas songer à lui seul, elle l’honore surtout d’avoir brisé le lien inviolable, et soutient que l’abjuration est le centre, l’essentiel, la fécondité de cette carrière. « Son talent, son esprit le poussaient aux premiers emplois. » Or, pour se faire accepter de la Révolution, il fallait d’abord se donner à elle et par une participation aux pires excès. Lui, sans payer le terrible gage et, par une satisfaction que son scepticisme avait droit de donner sans honte à l’impiété, acquit « le droit de dire nous aux faiseurs de révolutions. » Qu’a-t-il fait ? « Uniquement occupé d’apaiser les violences, il « tâchait de faire verser le plus doucement possible à chaque chute. » S’il adhéra à Bonaparte, c’est dans l’espoir « qu’un pouvoir militaire ferait sortir le peuple des habitudes d’insubordination et l’accoutumerait à l’obéissance aux lois par le respect pour la discipline. » S’il se détacha de l’Empereur, c’est quand « les leçons d’obéissance profitèrent plus qu’il ne voulait » et quand l’Empire « engloutissant le monde » prépara sa propre fin : c’est « pour sa résistance à l’invasion de l’Espagne » qu’il perdit la faveur de l’Empereur ; c’est pour avoir préféré la France à un homme qu’il a été « en butte à la malveillance, épié jusque dans la chambre la plus intime de sa maison. » Le maître aurait hésité « entre le désir de le perdre et la crainte d’avoir l’air de le croire trop considérable en s’en défaisant. C’est à cette hésitation que M. de Talleyrand doit la