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ressemblances. En effet, il arrive que les pensées de l’une se vêtent à la mode de l’autre, et la phrase d’Aimée porte parfois le turban de Corinne. Encore est-il moins régulièrement drapé, moins solennel ; il se noue par un art sans recherches ; il se pose même en turban à jeter par-dessus les moulins, et cet imprévu et cette négligence ont une vérité, une grâce et une intimité de pensée auxquelles la noblesse plus tendue et la toilette plus apprêtée du style n’atteignent pas.

Nos aptitudes font nos œuvres. Si Aimée possède le don de s’élever aux altitudes intellectuelles, de découvrir dans la politique les lois générales et permanentes, ces facultés laissent inactives en cette femme d’autres forces. De la vie elle a toujours cherché, plus que les leçons, le spectacle, rien ne l’intéresse comme ce qui ne dure pas, le décor mobile de la société et les personnages qui traversent la scène. Elle aime, dans la ressemblance des temps, le son divers de chaque heure, et, dans le visage commun de l’humanité, l’exception qu’est chaque homme. Et ces goûts sont sollicités et servis par ses autres aptitudes : l’acuité d’une observation toute proche et faite pour discerner les infiniment petits, la promptitude à atteindre la fuite universelle des choses par un regard plus rapide encore, l’instinct des métamorphoses en lesquelles doit se changer et se multiplier le talent pour se rendre égal à toutes ses curiosités et naturel en chacune d’elles. Ainsi, semblable aux écoliers qui, sur les marges de leurs devoirs se délassent à improviser des paysages et des figures, Aimée, dans ses Mémoires, mêle aux pensées les portraits.

Celui de Talleyrand s’offrait trop de fois à elle pour qu’elle se refusât à l’occasion. Non qu’une étude d’ensemble, aux vastes proportions et poussée à l’extrême de l’ordonnance et du soin, atteste le désir de rassembler en un tableau toute la physionomie du modèle. Cette physionomie était trop multiple et contradictoire pour être exprimée par une seule peinture. Mais toutes les fois qu’Aimée s’occupe de lui, elle ajoute quelque détail de caractère révélé par les circonstances. Et peut-être, parce qu’il y a plus de vérité, y a-t-il plus d’art dans ces touches simples qui donnent en croquis détachés les traits changeans du modèle. Le premier de ces croquis montre M. de Talleyrand chez lui, entouré de quelques visiteurs et de ses livres, et faisant intervenir à propos ses auteurs favoris dans ses entretiens : « Personne ne sait causer dans une bibliothèque comme M. de