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successeurs ; c’est à la vie dévorante d’un génie omnipotent qu’ils ne veulent plus livrer les droits de tous et la paix du monde. Aussi s’accordent-ils à comprendre que, pour rendre à la nation ses droits, il ne suffit pas de rétablir le pouvoir royal, il faut le transformer. Car Napoléon n’a fait que recueillir et parfaire, avec sa plénitude d’autorité, les prérogatives conquises par les rois sous l’ancien régime, et c’est un Bourbon qui a dit le premier : « L’Etat, c’est moi. » L’ancien régime avait fini par porter tout entier sur deux certitudes : que l’ordre dans la société est l’exercice de toute l’autorité par un seul pouvoir ; et que ce pouvoir appartient au roi.

Si les réformateurs, fils d’un siècle qui se prétendait philosophe, se fussent fait une philosophie de l’autorité, voici ce qu’ils auraient vu. La plus haute, la plus étendue, la plus nécessaire des autorités est la morale, qui, donnant des certitudes sur le bien et le mal, donne des lois à la vie privée et à la vie publique : or, la morale ne serait ni immuable, ni commune à toutes les nations, ni supérieure aux plus élevés de ceux qui gouvernent, si elle dépendait d’un pouvoir humain. La morale doit avoir pour sanction une justice distributive qui empêche les méchans de troubler la paix des bons et l’effort de la société vers sa destinée : la justice ne saurait être aux caprices d’un homme, car, s’il commande contre la morale, l’obéissance détruirait la justice même. Le savoir qui associe l’homme à la vie générale et, par la connaissance du passé et du présent, amasse, pour le durable profit de l’avenir, les leçons des faits fugitifs n’a pas moins besoin d’indépendance, car il est la vérité, et que deviendrait une vérité soumise aux passions de ses justiciables ? Si la morale, la justice, la science sont les premiers et universels souverains de toute société, dans aucune société les intérêts, même ceux que la volonté humaine a droit d’arbitrer à son gré, ne sont tous massés, confondus, indivisibles par nation. La vie humaine s’alimente par le travail, le travail par la diversité des métiers, et l’échange de services innombrables et quotidiens qui se nomme la civilisation a pour unique garantie le juste équilibre entre les avantages offerts à chaque profession et l’avantage assuré au public pour lequel toutes sont faites. Or pour établir ces lois régulatrices du travail et discerner les causes de succès ou d’insuccès si obscures, si nombreuses, si spéciales à chaque profession, qui possède compétence ? sinon les hommes