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était d’un politique. Et, s’il avait mis tant de soin à convaincre Mme de Coigny, c’était pour atteindre, par elle. M. de Talleyrand.


IX

M. de Talleyrand, soit qu’il n’eût pas pu, soit qu’il n’eût pas voulu rester en faveur, était alors en disgrâce, et rendu, par la dispense de servir, à la liberté de juger. S’il avait dit que la parole est donnée à l’homme pour déguiser sa pensée, il prouvait que, pour faire connaître sa pensée, le silence suffit à l’homme. Son mutisme donnait l’impression que, seul peut-être des ouvriers employés par le maître, il osait voir les erreurs du génie. Ce n’est pas dans son caractère qu’était cette fermeté, mais dans son intelligence. Les prodiges de nos armes avaient déconcerté sans le détruire son instinct de la mesure, son goût des succès raisonnables : il n’avait pas cessé de désirer pour la France une primauté compatible avec l’équilibre et l’indépendance de l’Europe. Habitué à servir tous les gouvernemens, à les quitter à l’heure où ils menaçaient ruine, grandi par la disgrâce comme s’il eût prévu tous les malheurs auxquels il n’avait pas été admis à collaborer, il semblait le plus prêt à désespérer de l’Empire, le plus apte à grouper un parti par ses relations et son habileté, le plus persuasif par son seul exemple. Car les hommes connus pour leur fidélité au succès apportent une grande force aux causes qu’ils adoptent : on les suit de confiance et, ainsi, en même temps qu’ils pressentent la fortune, ils la décident.

Mme de Coigny était assez liée avec M. de Talleyrand pour que ses visites semblassent naturelles : cet ambassadeur féminin trouvait son immunité dans son sexe, qui lui permettait des audaces, des indiscrétions et des retraites interdites à un homme. Elle commença ses reconnaissances durant l’été de 1812, tandis que la Grande Armée s’avançait en Russie. Elle n’a pas de peine à obtenir que, « en tête à tête, » il s’exprime avec sévérité sur l’Empereur. « Cherchant à tirer parti pour notre projet de 1 intimité qui existait entre moi et M. de Talleyrand, j’allais, comme je l’ai dit ci-dessus, passer seule avec lui le matin une heure ou deux, mais je n’osais parler d’avenir. Souvent, après m’avoir montré en homme d’Etat les maux que l’Empereur causait à la France, je m’écriais : « Mais, monsieur, en savez-vous le remède ? pouvez-vous le trouver ? existe-t-il ? » Il n’écoutait point ma