Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/674

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. de Boisgelin, sinon pour lui donner le plaisir d’avoir raison contre elle, elle se rendit à la légitimité. Ce ne fut pas un consentement de complaisance, passif et stérile. Enfin admise à cette association qu’elle avait en vain cherchée jusque-là, elle se montra zélée, active, ingénieuse, persévérante ; elle servit le dessein de son ami autant et plus qu’il le servait lui-même. Et, cette fidélité d’intelligence, qu’inspirait la fidélité du cœur, survivant à faction, Aimée écrivit pour lui le récit de ce commun effort. Telle fut l’origine, tel est le sujet des Mémoires.

Dans ces Mémoires, ce dont elle parle le moins, c’est de sa vie. Peu de femmes avaient autant à dire, si elle avait voulu se raconter. Elle ne fait à son passé que deux allusions. Au moment de sa rupture avec Mailla Garat, elle s’était réfugiée chez la princesse de Vaudemont « où j’avais fui, dit-elle, des malheurs de plus d’un genre. » On ne saurait mettre plus de discrétion dans plus d’exactitude. Ailleurs elle se définit : « une femme ayant rompu les liens qui l’attachaient à l’ancienne bonne compagnie, n’en ayant jamais voulu former d’autres, et étant restée seule au monde, ou à peu près. » »Qu’ « à peu près » est un joli euphémisme, et que la langue française est une belle langue, pour cacher tant de choses en si peu de mots !

L’amoureuse prend la parole en témoin d’une œuvre politique. Elle donne au passage quelques détails sur la société littéraire où elle a fréquenté. Mais elle ne raconte avec suite que sa collaboration d’un instant à l’histoire de son temps, et, sur ce sujet, se plaît à tout dire.

Cette réserve et cette abondance, qui se font contraste, sont la première originalité des Mémoires. Pourquoi tant de secret sur ses expériences amoureuses ? N’éprouvant pas le remords des actes, elle ne devrait pas connaître la honte des aveux. Et pourtant, ils l’humilient. Elle ne saurait apprendre à l’ami d’aujourd’hui les amis d’hier sans devenir moins précieuse pour lui. Sa propre intelligence, à contempler ensemble, enlaidies l’une par l’autre et mortes, ses aventures, éprouve un trouble qu’elle ignorait jadis, surprise par l’attrait successif et vivant de chaque passion. Enfin, l’expérience dernière qu’elle a faite avec M. de Boisgelin l’a éclairée sur l’infériorité de toutes les autres. Dans ses précédens voyages au bonheur, elle ne s’est, avec chacun de ses compagnons, occupée que d’elle et de lui, sacrifiant tout à deux personnes et réduisant la vie à la communion de deux égoïsmes.