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deviennent ici sa meilleure défense. Plus elles étaient exigeantes, plus elles la disculpent de les avoir égarées près d’un lettré qui était à peine la moitié d’un homme, et d’avoir choisi pour amant un buste. Etienne de Jouy, au contraire, était un galantin fort disposé à compromettre les femmes : son succès auprès de la nôtre parait sûr à M. Paul Lacroix. Les preuves sont : une lettre de 1813, qu’elle signe Aimée, où elle supprime « monsieur » et rend compte de ses démarches faites en faveur de l’écrivain, alors candidat à l’Académie Française ; plus une seconde lettre où elle lui rappelle « les bons momens qu’ils ont passés ensemble. » Que le passé de cette femme ne rendît pas invraisemblable une aventure, soit : mais la mauvaise réputation ne prouve rien, précisément parce qu’elle prouverait trop. Les indices relevés contiennent-ils certitude ou probabilité de ce caprice pour Jouy ? L’absence des formules ordinaires dans une lettre ne peut-elle révéler une camaraderie aussi bien qu’une passion, et la passion, chez Aimée, ne parle-t-elle pas plus clair ? Si une femme accorde son patronage à un candidat à l’Académie, est-ce une preuve qu’elle n’ait plus rien à lui refuser ? Les bons momens ne sont-ils que d’une sorte ? Pour laisser à une femme spirituelle, instruite, un souvenir agréable, faut-il que les conversations aient été criminelles ? Enfin, si fragile qu’ait été sa chair, Aimée ignora l’avilissement qui change la faiblesse en perversité, et, sauf au début de ses désordres, elle ne tenta jamais de mener ensemble plusieurs intrigues : elle fut la femme d’une seule erreur à la fois. Or, en 1813, au moment où les témoins qui n’y étaient pas la déclarent éprise de Jouy, elle vivait sous l’influence d’un autre, qu’elle-même va nommer. Ainsi les biographes ont eu à la fois tort et raison. Ils se sont trompés sur la personne pour laquelle Aimée avait renoncé à la solitude du cœur : mais ils ne se sont pas mépris sur l’impuissance où était ce cœur de garder longtemps sa solitude.


VII

Le marquis Bruno de Boisgelin, capitaine de dragons en 1789, avait été entraîné dans l’émigration par la solidarité de la race et des armes, et ramené par sa raison en France dès le Consulat. C’était, en 1812, un homme de quarante-cinq ans, de belle mine, d’intelligence ouverte, d’un noble caractère. Aimée