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de hasard qu’on ne croit, si un homme avait chance de lui plaire, c’était le moins semblable à son mari.

Or, en même temps que Montrond décourageait Aimée, le Directoire avait lassé la France, et la même loi des contrastes venait de triompher dans le régime nouveau. Les divisions anarchiques du gouvernement collectif, la corruption des hommes publics, l’incapacité de la démagogie, les excès de la tribune, trouvaient pour terme le geste impérieux et bref d’un soldat. La Constitution accordait, il est vrai, à la liberté, des avocats d’office. Mais, en écrasant sous le nom de Tribuns ces hommes qui, sans droit de veto, ni d’appel au peuple, obtenaient seulement licence de plaidoirie en faveur des franchises publiques devant un corps législatif choisi par le pouvoir, la Constitution les réduisait à la plus discréditée des puissances, la parole. Et, au milieu d’institutions créées pour le travail silencieux et rapide, ce monopole du bavardage aux tribuns n’allait pas sans un peu de ridicule, et semblait calculé pour le leur donner.

Pourtant, les raffinés d’intelligence, accoutumés à entretenir, par la vie de salon, le goût de la controverse, redoutaient la main autoritaire de Bonaparte. En vain leur chef naturel, Talleyrand, venait de passer au plus fort : la société dont il avait été l’arbitre persévérait, avec Mme de Staël, à vouloir un gouvernement d’opinion. M. de Montrond suivait M. de Talleyrand, Aimée de Coigny resta aux côtés de Mme de Staël. Il y avait une certaine grandeur à réclamer contre le génie les droits de la raison, à défendre, malgré un peuple lier d’obéir, la souveraineté nationale. L’abandon même où se trouvait le droit de tous, qui n’intéressait presque plus personne, et le péril de ces obstinés, assez hardis pour contredire la toute-puissance du maître, donnaient aux tribuns opposans un air de courage et de magnanimité. Dans les salons, on prodiguait à ces survivans du régime parlementaire l’empressement flatteur et les faciles enthousiasmes, qui font illusion sur la force d’une cause aux héros et aux spectateurs des triomphes mondains.

Au nombre de ces tribuns était un Garat, de cette dynastie qui fournissait des acteurs au théâtre et à la politique. Le tribun chantait d’une belle voix la liberté, comme son frère, le grand Garat, les romances. Si sa renommée n’était pas égale, il avait pourtant son public, et l’opposition tenait pour orateur cet homme dont la bruyante indépendance irritait le Premier