Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/665

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son absence de toute ambition, lui composaient une figure. C’est ainsi que, lui aussi, avait réussi même auprès de M. de Talleyrand. Leurs scepticismes s’étaient attirés ; dans la différence de leurs conditions, ils se sentaient de même nature ; leur intelligence aimait l’insensibilité de leur âme ; et leur familiarité, curieuse comme une gageure, cherchait lequel des deux était le moins dupe du genre humain.

Mais, si Aimée ne perdit pas sa place dans la société qui survivait encore en France, si le monde révolutionnaire se para d’elle, fier du gage qu’elle lui avait donné par son mariage irréligieux, si Montrond eut sa part de ce succès, que devenait dans le succès le bonheur ?

L’originalité de Montrond était un de ces mérites qui, pour rester des mérites, doivent apparaître de loin en loin. La prétention à n’être dupe de rien est elle-même une duperie et de toutes la plus triste. Elle rend incapable de croire à rien de désintéressé, de noble, et, vue de près, fait le censeur méprisable à ceux qu’il méprise. Avoir tant sacrifié à un homme, satisfaite pourvu qu’il reconnût en cette largesse la preuve d’un entier amour, et se trouver unie à un négateur des générosités et des dévoue-mens, qui s’estime de n’estimer personne et a assez affaire de s’aimer, était, pour une femme, de toutes les déceptions, la moins attendue et la plus cruelle. Quand elle eut achevé son voyage de noces, le vrai, l’important, le redoutable, celui que chacun des époux fait dans l’âme de l’autre, elle sentit, et chaque jour davantage, l’injustice, l’humiliation et l’offense. Elle finit par prendre en horreur cette humeur égale dont nulle émotion ne troublait jamais l’équilibre, ces jolis mots qui assassinaient élégamment le respect, l’estime, la confiance, cet art tourné en infirmité de ne prendre plaisir qu’à la laideur humaine. Elle fut lasse qu’on fit rire son esprit de ce qui faisait pleurer son cœur.


VI

Des griefs naissent les représailles. Elle les tint suspendues plus de cinq années, obstinée à espérer encore. Mais, le jour où elle n’eut plus de doutes sur sa méprise, cette femme mal gardée par le devoir devait chercher une revanche de l’amour. Et, comme il y a dans les entraînemens de cœur plus de logique et moins