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aventure, c’est l’homme, et quel homme ! qui tient à donner à sa passion la solidité d’un contrat.

Aimée prit le temps de la réflexion avant de faire une sottise, car elle la fit. Quatre mois après sa sortie de prison, elle consentit ce mariage. De nouveau et plus complètement, elle se donnait toute à la ferveur de son amour et préférait à tous les avantages la joie d’obéir à l’homme en qui elle cherchait un maître.

Le maître, d’abord par ce mariage, puis par toutes ses leçons, lui enseigna que la fidélité à l’ordre ancien, dont toutes les institutions gisaient à terre, était inintelligence ; que leur destruction avait à la fois affranchi et isolé les individus ; que, pour chacun d’eux, la sagesse, dans l’incertitude sur les intérêts généraux et la société future, était de garder tout son dévouement à soi-même et à son plaisir.

C’était précisément l’heure où, lasse de s’être exaltée et sacrifiée pour le triomphe d’intérêts publics, la nature humaine reprenait partout son équilibre dans l’égoïsme. Les républicains vainqueurs voulaient jouir du pouvoir et de la vie : la plupart des aristocrates aspiraient à une paix qui sauvât quelques restes de leur fortune personnelle. Egale était leur hâte d’oublier, ceux-là leurs crimes, ceux-ci leurs malheurs, dans le plaisir, et ainsi ils devenaient nécessaires les uns aux autres. Les anciens nobles avaient besoin des révolutionnaires pour obtenir grâce comme émigrés, restitutions comme propriétaires, accès comme parens pauvres aux fêtes que pouvaient seuls donner les parvenus de la Révolution, accapareurs de l’argent, des belles demeures, des objets d’art, accessoires indispensables à la vie mondaine. Et ces parvenus avaient besoin de ces parens pauvres pour apprendre d’eux le goût, la grâce, la simplicité élégante, la transmutation de la richesse en luxe. Une société nouvelle se forma par le mélange des deux classes. Même aux jours où la République proscrivait la politesse comme un crime d’incivisme, quelques étrangères, attachées au monde ancien par leur naissance et aux idées nouvelles par leur sympathie ou leur curiosité, avaient commencé ce mélange. La plus illustre était Mme de Staël ; les plus constantes, Mmes de Bellegarde, qui, attachées par le sang à la Maison de Savoie et par le choix à la Révolution, n’avaient pas quitté Paris, même pendant la Terreur. L’éclat que leur origine donnait à leurs opinions, leur familiarité avec les chefs populaires avaient assuré à ces étrangères le privilège d’entretenir, au milieu du