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enfantine du visage et la trompeuse candeur des regards. En elle le génie de Chénier eût reconnu sa vivante image et, comme Prométhée, peut être aimé la statue.

Mais, depuis que la Révolution avait poussé son cri de liberté et de justice, Chénier était devenu un autre homme. Le poète uniquement épris jusque-là d’orner sa vie par l’art avait été surpris par la révélation de plus belles beautés. Son intelligence avait vu la stérilité de la joie apportée par les formes exquises aux voluptueux subtils, quand restait à faire mieux ordonnée et meilleure la société humaine. Et quand, presque aussitôt, les sublimes promesses furent démenties par les actes des lâches et des scélérats, il devint une voix d’accusation et de colère contre ces voleurs d’idéal. Le chant de sa poésie se tut, il saisit le fer de la prose, et cet abandon de la gloire devint pour lui une autre gloire et plus rapide. A peine quelques lettrés connaissaient le poète, l’écrivain parut aussitôt le premier parmi les polémistes, et l’orateur assez puissant pour qu’on le comparât à Vergniaud : tant la nature lui avait été prodigue des dons qu’elle lui prêtait pour si peu de jours, et tant s’était lui-même donné à sa nouvelle œuvre l’héroïque transfuge, infidèle à la Grèce, patrie de la beauté antique, pour la France, patrie du droit immortel ! Il ne redevint poète que le jour où, prisonnier, il n’eut plus ni presse, ni tribune, et alors, loin qu’il redemandât l’oubli de la défaite et des vainqueurs à ses inspirations anciennes, sa lyre même lui fut une dernière arme pour continuer son combat. Et quand l’amour dont il avait été le chantre sensuel lui apparut jusque dans la prison, il ne le reconnut pas. Ces galanteries lui prouvaient maintenant l’incurable légèreté de ces « honnêtes gens » pour qui il avait lutté, pour qui il allait périr. Leurs gestes de menuet dans la tempête, leurs rires dans la tragédie, leurs baisers, qui épuisaient en plaisir le temps dû aux haines et aux amours publics, furent ‘sa dernière douleur. En ses satires inachevées il mit toute l’amertume de son désenchantement. Il partagea ses justices entre les attentats des assassins et la légèreté des victimes. Son âme tragique n’était plus capable d’oublier son deuil pour une passion privée et fugitive. Il ne vit en Aimée que la statue de ce deuil, et il n’aima dans la beauté de ces yeux que la source des larmes les plus touchantes contre la cruauté des bourreaux.

Qu’il ait été cher à la « jeune captive, » il n’y a ni preuves ni