Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/654

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

duchesse que la politique. Lauzun est opposant, la voilà constitutionnelle. Elle dédaigne sa propre intelligence pour prendre par imitation celle de son héros. En quoi elle perd l’une sans acquérir l’autre, comme le prouvent ses lettres à son ami. Ce sont des idées de Lauzun qu’elle délaie, des mots de Lauzun sur lesquels elle renchérit ; rien de spontané ni de libre ; de la lourdeur, de l’artificiel, de la prétention. Mais ce renoncement au moi dans une nature si originale, cette déférence poussée jusqu’à l’abdication dans une âme si indépendante, cette idolâtrie jusqu’au manque de goût dans un esprit si délicat, prouvent du moins sa sincérité à se donner tout entière.

Il lui fallut mesurer aussitôt quel peu elle était à cet homme devenu tout pour elle. Lauzun a pris la duchesse sans quitter la marquise, il n’a entendu ajouter qu’un caprice à une habitude. Quand on croit à une tendresse où deux existences se fondent en une, apprendre, et de l’être choisi, que le don du corps est sans importance, la confusion des âmes sans intérêt, la durée des sentimens sans probabilité, quelle leçon d’amour ! Tout ce qu’elle rêvait d’idéal dans le désordre est chimère, tout ce qui l’instruit a déprave. L’élève souffre d’abord de ces leçons ; après deux ans, elle en profite.

Un voyage que le duc de Fleury lui fait faire en Italie la sépare alors de Lauzun. Soustraite à l’ascendant qui la réduisait à voir par les yeux et à penser par l’esprit d’autrui, elle redevient la plus jolie à admirer et la plus attrayante à entendre. Si elle ne trouve pas autour des braseros italiens le feu d’étincelles qu’est la conversation française, elle goûte à Rome d’autres joies. L’art, dont les chefs-d’œuvre l’entourent, lui donne, au témoignage de Mme Vigée-Lebrun, des émotions vraies et profondes. Mais, tandis qu’elle se passionnait pour les antiques, des vivans se passionnaient pour elle, et cette nouvelle querelle des anciens et des modernes finit par la victoire de ceux-ci. Pour une femme ardente et sans scrupules, se sentir aimée est presque aimer. Lauzun était loin, ses leçons présentes, lord Malmesbury l’emporta. Et malgré que la confiance de la duchesse dans la solidité des liens illégitimes dût être fort amoindrie, et bien que Malmesbury ne fût pas, comme son prédécesseur, un grand artiste d’amour, mais eût surtout pour mérite sa jeunesse, ce fut aussitôt le même abandon de cette femme remarquable à une volonté étrangère, le même empressement à penser par une raison