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j’éprouve à retracer l’époque où nous espérions voir s’accomplir les vœux ardens que nous formions pour le bonheur de notre patrie.


« Je suis payée. » La plume avait-elle par mégarde changé le sexe de son maître ? Mais un homme eût pu (dire à un autre homme : « Votre amitié honore, » il n’eût pas ajouté « et intéresse ma vie. » Ceci est d’une femme. Et que, malgré le latin et la virilité de l’écriture, l’œuvre fût d’une femme, cela était marqué dès le début des Mémoires.


Restée en France…, cachée dans un coin obscur de cette grande machine appelée tour à tour République, Empire, Royaume…, je pourrais me croire dépouillée de mon rang et de ma fortune, si mes habitudes de très pauvre citoyenne ne dataient de si loin que mon titre de duchesse, ma situation de grande dame ne me semblent plus qu’un point dans ma vie, un point si loin et si effacé que les rêves ont plus de consistance et de réalité.


L’ancien régime ne comptait pas en France autant de duchesses que n’en ont depuis faites nos gouvernemens révolutionnaires, les grâces tarifées des chancelleries étrangères, et la badauderie des sociétés démocratiques à accepter la fausse monnaie de la noblesse. Une duchesse qui n’eût pas émigré était une rareté plus grande, une duchesse qui, en 1817, fût encore « pauvre citoyenne » et ne participât, ni par elle, ni par les siens, aux « restaurations » accomplies par la royauté dans les emplois, les prérogatives et les fortunes de ses partisans, était une exception plus insolite encore : et cela, pensais-je, enfermait l’inconnue en cercles de plus en plus étroits. Un peu plus loin, racontant un séjour à Vigny, elle disait : « Je retrouve à Vigny tout ce qui pour moi compose le passé et j’acquiers la certitude d’avoir été aussi entourée d’intérêt doux dans mon enfance et de quelques espérances dans ma jeunesse. Voilà la chambre de cette amie qui protégea mes premiers jours, je vois la place où je causais avec elle, où je recevais ses leçons. » Vigny, depuis la fin du XVIIe siècle, était aux Rohan. Dans les dernières années de l’ancien régime et sous la Révolution, il appartenait à Armande-Victoire-Josèphe de Rohan-Soubise, devenue par son mariage princesse de Rohan-Guémenée. Cette princesse, fort remarquable d’esprit et très liée avec le comte de Coigny resté veuf, s’était offerte à élever la fille de celui-ci. Cette fille était Aimée ; Aimée, par son mariage, était devenue duchesse, elle n’émigra pas, elle ne reprit pas de rang à la Cour à la Restauration. Ces indices semblaient