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ces chevaux dételés qui paissent, les deux pieds de devant entravés, ces ombres qui s’agitent, tout cela fait penser à un campement de tziganes, tout cela est empreint d’une beauté presque épique. Au-dessus, les maisons du joli village de B…, disposées ù la file, semblent tenter l’escalade d’une de ces bailleurs relatives que nous appelons des collines, notre œil étant habitué à cette échelle modeste. Sur la crête de celle-ci se détache, très blanche sous un dernier rayon de soleil, l’église étroite et haute au gai clocher peint en vert. Le village est divisé en deux parties ; d’un côté, le vieux village, dont les masures dépenaillées semblent se cacher, honteuses, derrière les arbres ; de l’autre, le village neuf, aux allures conquérantes. Entre les deux s’étale un morceau de verdure tendre encadré de saules et animé par de nombreux troupeaux. La rivière y passe et les brunies légères, flottant à sa surface, forment un fond de vapeur où s’embrouillent les distances. Vous avez l’impression d’être au bout du monde. En revenant sur nos pas, la vue est découverte ou fermée selon que nous montons ou descendons les vagues herbues. Hélène s’arrête pour expliquer à un paysan qui conduit une herse au lieu de charrue que ce mode de labourage ne vaut rien ; mais il sait que le blé germera quand même, et c’est de la peine de moins. La crainte de la peine empêche aussi le Petit-Russien de créer aucune prairie artificielle, trèfle ou luzerne, car il faudrait d’abord désherber à la main, et les mauvaises herbes des terres noires dépassent en exubérance tout ce qu’on peut imaginer dans les autres parties du monde. Trop de soins ! Trop d’efforts ! On s’en tient donc à la prairie naturelle que le soleil ardent de l’été brûle à époque fixe.

Nous passons près d’une ferme cosaque, habitée de père en fils par de petits propriétaires qui ne dépendirent jamais que de l’Etat. Ne pas entendre par Cosaques les seuls Cosaques du Don, formant une caste militaire à part. Les Cosaques qui restent de l’ancienne république de l’Ukraine étaient à la fois propriétaires et soldats ; on pourrait, assez justement les comparer aux Boers. Ils formaient une garde civique des plus vaillantes. Las d’avoir à lutter toujours contre les Mongols d’une part et les Polonais de l’autre, ils acceptèrent volontairement la protection de la Russie. Aujourd’hui encore leurs villages, leurs fermes sont beaucoup plus prospères que les fermes et les villages des serfs qui, eux, n’ont pas encore appris l’initiative. Les Cosaques ne