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30 août.

Le délicieux moment de la journée, pour moi, est celui de la rentrée des troupeaux. Aujourd’hui, comme tous les jours, devant la porte basse de la pépinière qui ouvre sur la place, je suis allée, dans le grand silence et la parfaite solitude, attendre le coucher du soleil. Il descend au-dessus de ces blondes ruches d’abeilles agglomérées, dont chacune représente une demeure humaine ; il en fait briller le chaume comme de l’argent bruni. Le ciel est bleu partout, du bleu le plus pur ; d’un côté seulement, des stries légères, pareilles à autant de fils de la Vierge ou à des plumes envolées, annoncent du vent pour le lendemain. Avec une rapidité croissante, le soleil descend au milieu de teintes roses d’abord, qui, à mesure qu’il s’abaisse, prennent des tons de brasier ardent ; c’est un bûcher de Sardanapale qui flambe et qui s’écroule ; le contraste de cette royale splendeur avec l’humble aspect des maisonnettes écrasées presque au ras du sol, comme une famille de champignons, est presque pathétique. L’homme tient si peu de place dans la steppe, et le spectacle changeant du ciel y est plus grandiose qu’ailleurs. Tandis que les rubis flamboyans se fondent en rougeurs adoucies dont l’œil peut maintenant soutenir l’éclat et que sur ce fond de pourpre se détachent en noir les ailes immobiles de trois moulins au repos, des appels retentissent dans le calme solennel de la campagne, des cris monotones, répétés, auxquels répondent, au loin d’abord, puis, toujours plus près, des meuglemens, des hennissemens. Les moutons noirs, frisés comme autant de manchons d’Astrakan, ont été les premiers à rentrer au bercail. Bientôt apparaît l’avant-garde des chevaux ruant, galopant, cherchant à s’échapper de côté et d’autre ; les bœufs s’avancent ensuite par groupes pacifiques ; un petit enfant les conduit d’ordinaire.

Et, après, tout le troupeau débouche en un long ruissellement de fleuve ; des gamins, aussi solides que les cowboys sur leurs chevaux, qu’ils montent à cru, régularisent le courant à droite et à gauche, ramenant les retardataires, les flâneurs, les égarés, les jeunes poulains récalcitrans. Pendant quelque temps encore, les chemises rouges galoperont de-ci de-là pour corriger les velléités de désordre. Mais un peu avant l’entrée du village, la procession se forme comme d’elle-même. Ce n’est plus qu’une coulée régulière où dominent des tons argentés, mêlés