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déjà, elles s’en prenaient aux arbres, qu’il fallait munir, pour les défendre, d’espèces d’entonnoirs en papier goudronné où s’engluaient les petites chenilles grimpeuses, déjà funestes l’an dernier aux récoltes ; mais combien plus le furent-elles cette année ! Tout à coup il parut que la prairie devenait mouvante ; chaque brin d’herbe semblait vivre et avancer vers nous. Le verger, le potager furent cernés ; c’est une année en marche, dévorant tout indistinctement, ne laissant derrière elle que le squelette des feuilles. Rien ne les fait dévier de leur course implacable. Une maison qui leur barre le passage est escaladée ; les murs sont couverts d’assaillans, qui parfois se précipitent en masse à l’intérieur. On leur oppose une troupe de garçons et de filles qui les écrasent, tandis que les hommes creusent des tranchées, pratiquent des canaux où vient se noyer la horde aussi dévastatrice à sa manière qu’une horde tatare. On nous dit que sur tel ou tel point du pays, elles ont mangé tout le seigle, qu’il faudra semer de nouveau, perte de plusieurs milliers de roubles pour les propriétaires. Sur la ligne d’un chemin de fer en construction, elles arrêtèrent un train en remplissant les rails d’une bouillie épaisse. Bref on n’entendit parler que de l’invasion des chenilles jusqu’au jour, qui d’ailleurs vint très vite, où les survivantes s’emprisonnèrent d’elles-mêmes dans leur cocon pour ne plus renaître que sous la forme d’un inoffensif petit papillon grisâtre.


23 août.

Il a plu huit jours de suite, ce qui n’a pas contribué médiocrement à balayer les chenilles, mais il serait difficile de rendre l’impression de tristesse produite par ce rideau tiré sur l’étendue de la steppe : des lignes planes que les jeux de la lumière n’animent plus ; du gris, du gris, rien que du gris. Quant à mettre le pied dehors, impossible ; des rigoles se creusent dans le sable autour de la maison ; c’est de tous côtés un bruit léger d’eau courante mêlé au bruit lugubre des feuillages agités. La terre noire des champs est effroyablement délayée. Nous le constatons le jour où, le soleil ayant brillé de nouveau, nous nous hasardons à sortir en voiture : la boue est telle que les sabots embourbés des chevaux et les roues de la troïka, qui enfoncent jusqu’aux moyeux, font sauter des mottes de terre liquide à demi qui viennent nous frapper au visage ou éclabousser nos