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Théodoriens, après vingt-cinq ans de lutte contre des difficultés presque inextricables, la proposition que leur lit mon amie : — Vous avez raison de trouver que l’état actuel des choses est mauvais ; il faut le réformer. Pour cela, deux moyens s’offrent : l’instruction et le progrès des conditions économiques. Je bâtirai une école, je donnerai à chacun de vous un hectare et demi de terre, ce qui fera par famille huit ou dix hectares. Je vous enseignerai en outre à les cultiver le mieux possible, car aujourd’hui l’agriculture a des secrets que vous ne connaissez pas ; mais, si vous le voulez, vous pouvez les apprendre.

Ces paroles, bien faites pour les étonner, les frappèrent moins encore que la réalisation immédiate qui en fut la suite. La barischna tint même plus qu’elle n’avait promis ; elle accorda le droit de pacage sur ses propres terres à tous les troupeaux, une fois la récolte des foins rentrée, doubla le salaire d’usage pour les ouvriers qu’elle employait chez elle, procura aux laboureurs des instrumens aratoires perfectionnés, ouvrit enfin une banque sans intérêts pour subvenir aux plus pressans besoins. A tout ceci elle ne mit qu’une condition, mais une condition rigoureuse : — Si nous voulons réussir, avait-elle dit, nous devons nous préoccuper de notre hygiène ; par conséquent, nous fermerons le cabaret qui sera remplacé par un hôpital.

Les dispensaires, plantés partout aujourd’hui, à vingt verstes de distance les uns des autres, n’existaient presque pas alors. On rencontrait bien dans chaque village des demi-sorcières, guérisseuses au moyen d’herbes et de charmes plus ou moins douteux, mais le grand nombre des paysans mouraient sans avoir reçu les secours d’un véritable médecin.

A Théodorofka, un hôpital s’ouvrit, une femme-docteur expérimentée, dont la philanthropie désintéressée égale le savoir, vint soigner tous les maux qui se présentaient à elle, distribuer les remèdes. C’est ainsi que le cabaret fut fermé. Il ne s’est jamais rouvert, et maintenant, plus d’un village des environs demande spontanément à écarter de même la tentation trop forte, comme jadis les Théodoriens ; mais la clôture d’un cabaret est devenue toute une affaire, depuis que le gouvernement possède le monopole de l’alcool. On sait combien, du temps de Colbert, les profits pour l’Etat du trafic de l’eau-de-feu engageaient les meilleurs esprits à s’étourdir sur l’abus qu’en faisaient les sauvages de nos colonies.