Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/601

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pêle-mêle avec des impressions qui ne concernent pas l’œuvre en elle-même, mais qui me furent suggérées par le charme singulier du pays, par ses mœurs encore naïves.


6 août (vieux style).

Avant tout, la sensation délicieuse d’une course en troïka à travers la steppe. Je l’avais goûté déjà dans la Prairie d’Amérique, ce plaisir incomparable d’avoir à soi l’immensité. Point de chemins tracés, nulle interruption de haies ni de barrières. Sans doute il y a des routes en Petite-Russie comme ailleurs, c’est-à-dire que les voies conduisant d’un village à l’autre doivent avoir une largeur déterminée ; mais l’idée de les entretenir n’est jamais venue à personne et rien ne les différencie de la terre noire environnante. Déjà, les moissons faites, la charrue commence à retourner de nouveau cette terre merveilleuse, grasse et féconde, à la briser en gros morceaux luisans comme du charbon de terre. Nous sommes en voiture découverte, attelée de trois excellens trotteurs, comme seules en produisent, dans les deux hémisphères, la Russie d’une part, l’Amérique de l’autre. Au milieu, sous le haut collier que l’on nomme donga, un vigoureux étalon noir marque le pas, tandis qu’à droite et à gauche deux chevaux d’allure plus légère semblent s’ébattre en liberté. L’analogie du pays que nous parcourons avec la Prairie roulante aux vagues résolument accentuées, me frappe à mesure que nous avançons. C’est la plaine sans doute, mais une plaine onduleuse comme la nier ; on a l’illusion de collines et de vallées, si peu considérables que soient ces renflemens du sol portant sur leur crête de nombreux moulins à vent.

Ailleurs j’ai vu la grande plaine imperturbablement unie et absolument nue, du côté d’Iékaterinoslav par exemple, où les pâturages déroulés à perte de vue ne sont interrompus que par la bosse conique des kourganes ; mais la steppe sous l’aspect de solitude aride tend à se modifier, sinon à disparaître. Là où une source existe, un certain nombre d’habitans ne tardent pas à se réunir. On ne trouve plus sans peine la stipe, ce léger panache végétal, qui ne consent à croître que dans les terres vierges.

A Theodorofka une petite rivière, le Tagamlik, au nom tartare, passe tout près du village qui semble surgir d’un bosquet, chaque maison ayant son enclos, et le vert des feuillages variés s’harmonise agréablement à la teinte blonde des toits de