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mousquets mal chargés, « les balles ne fussent pour la plupart tombées avant qu’ils ne tirassent. » Ensuite ils s’en allèrent « fièrement, » abandonnant ces tristes restes « au divertissement de la canaille. » La scène qui s’ensuivit défie toute description. On dépouilla les deux cadavres, on se partagea leurs vétemens ; on les traîna nus, par les pieds, jusqu’au gibet de la prison, où on les hissa tête en bas, liés avec des mèches de mousquets. Un pasteur de la ville, du nom de Simonides, se « réjouissait les yeux » de ce spectacle : « Sont-ils assez haut, monsieur le ministre ? cria l’un des bourreaux. — Non, lui répliqua-t-il, pendez ce grand coquin encore un échelon plus haut ! » Alors seulement, dit-on, Corneille, le grand bailli, rendit le dernier soupir. La rage des scélérats n’en demeura pas là ; on leur ouvrit le ventre, on arracha le cœur et les entrailles, on coupa les pieds et les mains, qu’on vendit à l’encan, parmi les quolibets, depuis dix écus jusqu’à trente. La fille du Pensionnaire, attirée par les cris et par les rires joyeux, se mit à sa fenêtre afin d’en apprendre la cause, et fut frappée d’une telle horreur qu’elle en faillit mourir. La nuit seule mit un terme à ces profanations sauvages ; mais au délire du sang succéda le délire de joie. Le peuple des faubourgs se répandit dans les rues de la ville ; des salves de mousquet, se succédant sans intervalle, célébrèrent les exploits de cette glorieuse journée ; des feux clairs, qui flambaient dans les carrefours et sur les places, entretinrent la gaîté jusqu’à la pointe du jour. « On voit parmi la foule une si grande allégresse que ce n’est pas croyable, et c’est tout de même comme s’il y avait kermesse, » écrit cette nuit même à Pomponne un de ses agens à La Haye[1]. Profitant de l’inattention, les domestiques du Pensionnaire emportèrent les deux corps, qui furent, la nuit suivante, enterrés secrètement dans les caveaux de l’église Neuve.

Tandis que ces choses avaient lieu, le prince d’Orange se trouvait à Alfen, quartier général de l’armée. Il y reçut, le matin même du meurtre, un message des États l’informant qu’une émeute était sur le point d’éclater et réclamant sa présence à La Haye il s’abstint de répondre et resta dans son camp. Il était le soir à souper quand arriva la nouvelle du massacre. Parmi ses familiers, « il y eut de la presse à qui lui en donnerait le

  1. Lettre du 20 août 1672. — Affaires étrangères. Correspondance de Hollande, t. 92.