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chercher son frère au fond de sa prison, pour le conduire hors des frontières. Il s’y rendit à pied, accompagné seulement d’un laquais et d’un secrétaire ; mais il commit la faute de se faire suivre par les rues d’un carrosse à quatre chevaux, dont la vue provoqua les rumeurs de la populace. Nombre de gens se mirent à protester « contre le crime d’un des frères, et l’insolence de l’autre, qui prétendait emmener ce criminel en triomphe. » C’est escorté de tels murmures que Jean de Witt atteignit la prison. On l’y laissa pourtant pénétrer sans obstacle ; mais lorsque, peu d’instans après, il envoya son secrétaire chercher dans le carrosse une copie du jugement, la foule retint cet homme, l’empêcha de rentrer, puis s’en prit au carrosse, menaçant le cocher de mort s’il ne se retirait sur l’heure. Le cocher, comme on pense, ne se le fit pas dire deux fois ; et plusieurs centaines d’exaltés commencèrent à monter la garde à la porte de la prison. Un grand nombre de femmes, armées de pierres et de bâtons, s’étant mêlées à cette canaille, se distinguaient par leurs propos furieux. Le Pensionnaire, sur cette nouvelle, descendit dans la rue, dans le dessein de calmer les esprits. Sa présence fut saluée par des clameurs de mort, et quelques hommes armés « se mirent à disposer les mèches de leurs mousquets, » prêts à tirer « s’il voulait passer outre. » Il rentra ; le geôlier referma sur lui le guichet ; et Jean de Witt remonta vers son frère, auquel il annonça, d’un ton plein de sang-froid, qu’ils étaient tous deux prisonniers, menacés tous deux du même sort. Il était onze heures du matin.

Les États Généraux n’avaient point levé leur séance. On les vint avertir en hâte du « tumulte dont la ville était remplie et du désordre qu’on avait sujet d’appréhender. » Ils délibérèrent un moment sur les moyens de « tirer d’embarras les deux frères, » et s’en rapportèrent finalement aux officiers de la cour provinciale, qui à leur tour se déchargèrent sur le fiscal[1], Jean Raisch, et lui confièrent cette épineuse mission. Le fiscal dirigea vers les abords de la prison trois compagnies de cavalerie, les seules qui fussent à La Haye ; puis, prenant avec lui quelques milices bourgeoises, il fut trouver les prisonniers, les dissuada de chercher à sortir tant que durerait l’effervescence du peuple, promettant, à cette condition, qu’ils ne courraient aucun danger.

  1. On nommait ainsi une sorte de juge militaire, qui remplissait des fonctions analogues à celles du commissaire dans les Conseils de guerre.