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sacrifie à la famille, comme en Chine, ou qui l’enlace dans les liens d’une vaste confrérie flottante, comme l’Islam ?

Espérons qu’avec le temps, un peu de cette lumière qui brille dans nos sciences physiques et naturelles montera de proche en proche jusqu’à la science de l’homme. Il est invraisemblable que nous soyons condamnés à n’exceller que dans le gouvernement de la matière. Un jour viendra peut-être où nos savans, qui s’entendent sur la distance de la terre au soleil, cesseront de déraisonner tous ensemble quand ils parlent des sociétés humaines. Nos philosophes se lasseront de se regarder au miroir ou de peindre une espèce d’homme abstrait qui n’existe que dans leur cerveau. L’idée leur viendra de prendre l’air et de courir le monde pour connaître l’humanité vivante.

Après tout, nous n’avons pas la prétention, je pense, d’avoir tout découvert. Il faut bien laisser une tâche à nos successeurs. Autrement, que ferait la civilisation pendant des millions et des milliards d’années, à moins de tourner en cercle sur elle-même ?

Je ne suis pas inquiet sur ses destinées prochaines. Il lui reste à découvrir le monde moral. Si l’on en juge par la lenteur qu’elle met à toute chose, cela occupera toujours quelques centaines de siècles.


VII

Sans embrasser un si vaste horizon, tâchons de marquer, dans cette évolution nécessaire, la place de la France.

Nous avons possédé autrefois un vaste empire colonial, nous l’avons perdu. Pourquoi ?

Avant de répondre, il faudrait jeter les yeux sur la carte et penser à la situation de la France, à cheval sur les deux mers, au carrefour de toutes les invasions. Dès qu’elle veut suivre sa destinée maritime, elle est rappelée brusquement sur le continent. Le miracle n’est pas que la France ait été souvent arrêtée dans sa carrière : c’est d’abord qu’il y ait une France, et qu’elle ne soit devenue ni allemande, ni bourguignonne, ni anglaise. Il s’en est fallu de peu pendant le XVe siècle. Dans ces plaines sans relief qui s’étendent jusqu’au Rhin, nulle complaisance de la nature ne vient à son secours, nulle montagne favorable, nul détroit protecteur ne la défend. Bien loin d’incriminer son énergie, admirons sa force extraordinaire de résistance. Elle