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civilise[1]. » Cependant, sur le continent américain, cette civilisation leur paraît encore trop voisine. Ils cherchent, dans l’infini des mers, des îles parfaitement isolées ; ils rencontrent les Philippines. Là, du moins, les missions ne risquaient plus d’être dérangées. De fait, elles gouvernèrent ces îles despotiquement jusqu’à nos jours.

Ainsi, ce qui caractérise ces premières tentatives, c’est la défiance des missionnaires pour la civilisation qu’ils représentent. Quelle critique amère de l’Europe par elle-même ! Quant aux résultats, ce jugement de M. Paul Leroy-Beau lieu sur Manille peut s’appliquer à la plupart des colonies religieuses : « Les races indigènes sont parvenues assez rapidement à un premier degré de civilisation, ou plutôt de docilité ; mais elles n’ont pas été plus loin. L’esprit d’initiative manque et l’intolérance se fait sentir par l’exclusion des étrangers. »

L’œuvre des missions se borna longtemps à la conversion des populations sauvages. L’Asie, cet antique berceau des religions, restait rebelle à leur influence. Toutefois, au XVIIe siècle, l’Eglise faillit reprendre le cours de ces grandes conquêtes qui faisaient entrer dans les filets du pêcheur divin les souverains et les peuples. Et quel champ d’action pour la propagande ! La Chine tout entière, 400 millions d’hommes, la moitié de l’humanité asiatique ! Cette multitude obéissait à la voix d’un grand souverain nommé Kang-hi ; et Kang-hi était dans la main des jésuites français envoyés par Louis XIV. Avec un sens politique supérieur, le Père Bouvet, le Père Gerbillon et bien d’autres comprirent que, pour avoir la Chine, il fallait avoir la cour et les lettrés. Ils les touchèrent au point sensible en leur apportant les sciences exactes. Au peuple épris de traditions, ils offraient des croyances qui ne semblaient incompatibles ni avec le culte des ancêtres, ni avec la sagesse tout humaine d’un Confucius, ni avec l’idée que les Chinois se forment de l’Etre Suprême. Kang-hi, ce Constantin de l’Extrême-Orient, proclamait « que le Dieu des Chinois était le Dieu même des chrétiens[2]. »

La rivalité des dominicains et les scrupules de la cour de Rome firent avorter ces belles espérances. Par deux bulles célèbres, en 1704 et en 1742, le pape condamna les complaisances des jésuites pour les croyances locales. On n’a pas à apprécier ici

  1. P. Leroy-Beaulieu, la Colonisation chez les peuples modernes.
  2. Les Missions catholiques en Chine, Revue du 15 décembre 1886.