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à la Chine pour lui imposer l’usage dégradant de l’opium. Jusqu’à nos jours, les indigènes vivant sur les plantations ou dans le voisinage des factoreries étaient-ils, du moins, mieux traités ? Ecoutons Voltaire : « Nous leur disons qu’ils sont hommes comme nous, qu’ils sont rachetés du sang d’un Dieu mort pour eux, et ensuite, on les fait travailler comme des bêtes de somme ; on les nourrit plus mal. S’ils veulent s’enfuir, on leur coupe une jambe, et on leur fait tourner à bras l’arbre des moulins à sucre, lorsqu’on leur a donné une jambe de bois. Après cela, nous osons parler du droit des gens ! » Mais peut-être Voltaire exagère ? Voici ce qu’écrit un économiste contemporain : « Presque partout où les races inférieures sont entrées en contact avec les races appelées supérieures, elles en ont éprouvé le plus grand dommage… Les Européens leur ont communiqué ce que la civilisation a de moins noble, et ils ont négligé de les munir en même temps des freins plus ou moins puissans qu’elle tient en réserve. Ces races inférieures se sont, à leur école, peu à peu abâtardies et elles ont perdu toute force de résistance… Le désir de vivre s’est, en quelque sorte, retiré d’elles[1]. »

Pouvait-il en être autrement ? Ces Européens qui avaient échoué dans la tâche, pourtant assez simple, d’attirer à eux les peuples des bords de la Méditerranée ; ces chrétiens qui faisaient profession de haïr mortellement leurs pareils les plus proches, à savoir les juifs et les musulmans sortis, comme eux, du sein d’Abraham, devaient-ils montrer plus de scrupules ou plus d’humanité, lorsqu’ils étaient transportés à quelques mille lieues de leur clocher, en face de païens idolâtres ? Ne se jugeaient-ils pas pétris d’un autre limon que les autres peuples de la terre ? Ces navigateurs ou ces marchands, si fiers de leurs arts, avaient beau courir jusqu’aux extrémités du monde habitable : pour le maniement des peuples et pour la connaissance des hommes, ils ne valaient pas le dernier des proconsuls romains. Les colonies d’exploitation pouvaient bien les enrichir, elles ne suffisaient pas à préparer l’avenir ni à répandre la civilisation.


V

Je dirais volontiers, en forçant un peu le sens des mots : les Européens, n’ayant pas réussi à civiliser le globe, se résignèrent

  1. J. Chailley-Bert, loc. cit.