Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/534

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la raison remplace le fanatisme ou l’instinct, on peut en appeler de l’intérêt mal éclairé à l’intérêt mieux compris, tandis qu’on ne raisonne ni l’instinct ni le fanatisme. Par-là, cet âge mercantile est l’aurore des temps modernes.

On vit paraître alors ces grandes compagnies dont les abus ne doivent pas faire oublier les services : « Les compagnies de négocians, dit Montesquieu, gouvernant ces États éloignés uniquement pour le négoce, ont fait une grande puissance accessoire sans embarrasser l’Etat principal. » Il est vrai qu’il s’empresse d’ajouter : « On a établi que la métropole seule pourrait négocier dans la colonie ; et cela avec grande raison, parce que le but de l’établissement a été l’extension du commerce, non la fondation d’une ville ou d’un nouvel empire. » Ces deux phrases de Montesquieu contiennent toute la vérité et toute l’erreur du système mercantile.

Il ne peut être question ici ni de faire l’histoire de ces établissemens, ni d’en mesurer la grandeur. Du premier coup, leur expansion dépassa les entreprises les plus hardies de l’antiquité. L’Européen semblait avoir accumulé, pendant sa longue enfance, des trésors de patience et d’énergie qu’il dépensait magnifiquement ; mais son œuvre est fort inégale, selon qu’on l’envisage du point de vue économique ou du point de vue moral.

Dans l’ordre économique, et à ne considérer que la production de la richesse, l’œuvre accomplie est très belle. S’il y a eu des erreurs commises, si l’exploitation par les compagnies coloniales présentait tous les inconvéniens du monopole, ces erreurs sont de celles qu’on peut facilement redresser : elles n’enfantent point des haines inexpiables. Il en est tout autrement du côté moral, c’est-à-dire des relations avec les indigènes, intermédiaires du trafic, quand ils n’en étaient pas l’objet. Sur ce point les trafiquans européens se sont montrés d’une inconscience qui ne laisse pas de surprendre, alors même que la lecture de l’histoire accoutume à toutes les horreurs. Le genre humain ne leur apparaît que comme un bétail à exploiter. Tout ce qu’on a gagné sur l’âge de la conquête, c’est un peu de cette prévoyance que le berger le plus obtus montre pour la conservation de son troupeau. Encore ces ménagemens ne tiennent-ils pas devant un intérêt immédiat. On rougit de penser que, pendant plus de deux siècles, le commerce du « bois d’ébène » a dépeuplé l’Afrique, et qu’en plein XIXe siècle, une grande puissance a fait la guerre