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Gibraltar à Tanger, mettaient plus de distance entre les peuples qu’il n’y en eut bientôt entre l’Europe et l’Amérique.

Le nouveau monde s’ouvrit, en effet, pour l’Europe, au moment même où l’ancien semblait se fermer. Les Portugais faisaient le tour de l’Afrique dans le temps que l’Egypte était interdite aux Européens, et la reine Isabelle accueillit Christophe Colomb sur les ruines de l’Alhambra.

L’Européen qui se ruait sur ces nouvelles conquêtes était presque aussi fanatique que son ancêtre, l’homme des Croisades. Mais il était plus âpre à la curée et beaucoup plus avancé dans les arts matériels. C’est le caractère de notre civilisation que les sciences exactes ont marché d’un pas plus rapide que la connaissance de l’homme. Nos pères avaient déjà découvert la boussole et la poudre à canon, alors qu’ils ignoraient tout des peuples qui n’ont pas la même couleur de peau que nous.

Dès cette époque, l’Européen s’admire exclusivement. Il se considère comme prédestiné, d’institution divine, à exploiter le reste du monde et déteste cordialement tout ce qui ne lui ressemble pas. D’autre part, n’ayant pas réussi à étendre son domaine, par voie d’accroissement naturel, autour de la Méditerranée, il se lance, avec un courage admirable, dans les aventures lointaines, et bientôt la grandeur de la scène, les conséquences incalculables des découvertes, l’importance de l’œuvre accomplie, lui cachent l’extrême faiblesse de ses procédés de gouvernement. Le terme de colonie évoque alors l’idée du risque à courir, des coups de fortune, des Eldorados rapidement conquis ou perdus.

Si les hommes de ce temps avaient été plus pondérés, peut-être n’auraient-ils pas accompli de si grandes choses. Leur intelligence peu éclairée, leur âme éprise, comme a dit le poète, « d’un rêve héroïque et brutal, » disposaient de moyens de destruction formidables. Des hommes qui peuvent beaucoup plus qu’ils ne savent sont les plus dangereux des conquérans ; mais ils en sont aussi les plus hardis, parce que rien ne les arrête.

Quoi qu’il en soit, cette première prise de possession du globe eut tous les caractères de la plus odieuse conquête. Asservir les peuples, exploiter les richesses du sol sans en renouveler la source, couper l’arbre pour cueillir le fruit, telle fut l’œuvre de ces fameux conquistadores. C’est à peu près ce qu’on reproche à la conquête musulmane. Il faut y ajouter les bûchers de l’Inquisition que ne connurent jamais les musulmans. L’Européen, ce