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bourgeoisie, parmi ces jeunes gens qui, comme M. Lafargue, ont reçu une bonne éducation, mais que l’absence de fortune oblige au travail et met en lutte avec les vrais besoins. Soustraits par la nécessité de travailler aux mille petites obligations imposées par la bonne compagnie, à ces manières de voir et de sentir qui étiolent la vie, ils conservent la force de vouloir parce qu’ils sentent avec force. » C’est en quelques lignes tout le contenu du caractère et tout le dessin du rôle de Julien Sorel. Sous l’ancien régime, confiné dans sa classe et voyant ses ambitions limitées, Julien se fût borné à remplir de son mieux sa tâche et à manifester tout son mérite à la place et dans la condition où sa naissance l’avait mis. Au temps de la Révolution, il eût été Danton, eût fait couper des têtes et, sous la pression de la terreur, poussé ses compatriotes aux frontières. Au temps de l’Empire, il se fût exposé sur le champ de bataille pour ramasser dans la victoire le bâton de maréchal. Mais il est placé dans notre société moderne, qui est fondée sur l’intérêt et dans laquelle le principe de l’égalité a abaissé toutes les barrières. Il a de l’intelligence, de l’instruction, des passions et pas de sens moral. Le champ est ouvert à ses convoitises : il peut prétendre à tout et il veut tout obtenir. Il est l’envieux, le jouisseur forcené, principal danger de notre société. C’est le déclassé. Beyle l’a le premier aperçu, analysé, défini. C’est cela qui est capital dans son œuvre : tout le reste n’y est que gentillesses. Son mérite est d’avoir, dès les premières années du siècle, mis en son jour cette vérité : par suite de l’atonie des classes jadis dirigeantes, la poussée se fait par en bas au profit de ceux qui, délestés de scrupules moraux, et débarrassés de toutes les entraves sociales, apportent dans la mêlée des appétits exigeans, des passions violentes et la force de haïr.


RENÉ DOUMIC.