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« Personne ne sait vouloir, écrit Beyle ; notre éducation nous désapprend cette grande science… » Et ailleurs : « L’éducation couleur de rose et si remplie de douceur que les Français donnent à leurs enfans ôte à ceux-ci l’occasion d’oser et de souffrir. Cette éducation parisienne anéantit la force de vouloir, qui n’est que le courage de s’exposer au danger. » Il y a des systèmes de gouvernement où tout est combiné pour tuer l’initiative chez l’individu et lui enlever toute sa force de résistance. Il y a des conditions sociales qui n’atténuent pas seulement la personnalité dans la mesure où cela est nécessaire pour établir l’harmonie sociale, mais qui minent et ruinent le caractère. Il y a des courans d’idées qui, en exagérant le prix de chaque vie humaine, font que nous en venons à mettre au-dessus de toute autre considération celle de la conservation de notre existence. Perdons l’honneur et perdons le bonheur, mais sauvons notre peau ! Sous de telles influences, l’égoïsme ni le désir de jouissance ne diminuent : l’égoïsme devient seulement plus timide et l’instinct de jouissance est réduit à sa seule bassesse. Ces dangers sont ceux de l’extrême civilisation. Les gens du XVIe siècle ou ceux du temps de la Révolution française vivaient dans des époques atroces ; l’Italie de 1815 est soumise à un gouvernement déplorable et ne se doute pas de ce que peut-être une éducation raisonnable ; mais, dans de tels milieux, l’individu est sans cesse en présence d’un obstacle : il a l’occasion et la nécessité de lutter ; toutes ses facultés sont tendues, prêtes au bien comme au mal ; toutes les forces du génie sont développées, prêtes à faire leur poussée en n’importe quel sens, à éclater dans la guerre ou dans les beaux-arts : « la plante homme » jaillit dans toute sa vigueur. Beyle a eu soin de compliquer, d’exagérer, de contourner son idée ; il a eu soin de n’y faire aucune des réserves et des corrections qui lui eussent attiré le désagrément de passer pour avoir du bon sens. Mais l’idée était juste c’est que l’homme a besoin d’être mis continuellement en lutte avec les obstacles, et que les formes de vie qui lui épargnent l’effort ont vite fait de l’étioler.

C’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour apercevoir la portée de l’œuvre de Stendhal. En suivant ce principe de l’énergie à travers notre vie moderne, en recherchant les formes qu’il y peut prendre, les effets qu’il y peut produire, il a écrit un des livres qui comptent dans la littérature du XIXe siècle et créé un type qui est significatif d’une époque. « Tandis que les hautes classes de la société parisienne semblent perdre la faculté de sentir avec force et constance, avait-il dit, les passions déploient une énergie effrayante dans la petite