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que la sienne, une autre complexion, une autre formation intellectuelle. Beyle n’est qu’un épicurien exalté par le napoléonisme, ou, si l’on préfère, c’est un romantique resté fidèle aux idées du XVIIIe siècle.

Il reste que l’énergie, telle qu’il la définit, n’est pas le contraire de l’énergie proprement dite : elle en est la condition et la matière. Dépouillons sa théorie de la forme paradoxale dont il l’a enveloppée, ce qu’on y trouvera, c’est une remarque si juste qu’elle en est banale : à savoir que, pour obtenir d’un individu une action vigoureuse, il faut avoir commencé par ne pas briser chez lui le ressort de l’action.

Qu’est-ce en effet que vouloir ? Une idée s’empare fortement de notre esprit, descend dans la sensibilité, s’y imprègne d’émotion, devient le principe de notre conduite, au service duquel nous mettons notre puissance de supporter la douleur, de braver l’insulte, d’affronter le danger. Voilà la volonté. Elle met à profit toutes les ressources de l’être. Or, pour que nous en soyons capables, encore faut-il que notre sensibilité ne soit pas atrophiée, notre tempérament usé, notre esprit anémié. On fait l’éducation de la volonté : cela consiste à endiguer, canaliser, diriger nos instincts non pas à les supprimer. Le sage n’est pas celui qui n’a jamais senti les ardeurs du sang ; mais c’est Socrate qui dirige vers le bien des instincts qui d’eux-mêmes tendaient vers le mal. L’ascète n’est pas celui qui ne désire pas le bonheur ; mais il le fait résider dans la privation dés jouissances vulgaires. Le martyr et le héros ne sont pas des êtres dénués de passions fortes ; mais ils ont pour passion celle de la gloire ou l’enthousiasme religieux. L’homme qui se dévoue, la femme qui se consacre à la charité, ne sont pas dénués du pouvoir d’aimer mais ces trésors d’amour qui sont en eux, ils les répandent sur l’humanité souffrante. Où il n’y a rien, la volonté perd ses droits. Vous pouvez donc, si vous vous adressez à des natures intactes, leur proposer un idéal en conformité avec les fins supérieures de l’homme : elles iront au sublime. Proposez ce même idéal à des natures appauvries, vous perdez votre peine, vous ne secouerez pas cette torpeur, vous ne réveillerez pas cette impuissance, vous ne ranimerez pas cette mort. C’est la vérité même. Ce qui n’est pas moins exact et que Beyle a bien vu, c’est qu’il y a des formes de société, des courans d’idées, des façons de vivre qui ont pour effet de ruiner dans son principe cette possibilité d’énergie que le moraliste, le chef d’État ou le chef de religion aurait transformée en énergie utile et noble. Il y a des systèmes d’éducation où tout est combiné pour empêcher l’enfant de devenir un homme.