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dans une époque d’où la civilisation a banni le hasard et l’imprévu. Elle en veut aux jeunes nobles de son temps de n’être pas des gentilshommes du temps de Henri III. Elle s’avise que sa liaison avec Julien lui apportera le bonheur tel qu’elle le rêve : et à cette idée du bonheur entrevu elle doit, parce qu’elle est une nature supérieure, sacrifier les vulgaires obstacles de la morale et des convenances. « Entre Julien et moi il n’y a point de signature de contrat, point de notaire ; tout est héroïque, tout sera fils du hasard. À la noblesse près qui lui manque, c’est l’amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole. » - Fabrice a une altercation dans un café de Genève, avec un inconnu : « Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout à fait du XVIe siècle : au lieu de parler de duel au jeune Genevois, il tira son poignard et se jeta sur lui pour l’en percer. » Tels sont les héros de Stendhal. Ce sont de tristes héros, cela va sans dire. Mais sont-ils énergiques ?

Ce sont des impulsifs. M. Faguet en faisait la remarque ici même et tirait de là des conséquences spécieuses. L’impulsion chez eux est si violente qu’elle les jette à la poursuite de l’objet qu’ils convoitent, sans leur laisser le moyen, de réfléchir, de se reprendre, de s’arrêter. L’image du but à atteindre les hante si complètement leur apparaît avec une telle intensité, qu’en comparaison toute autre image, celle du danger par exemple, s’atténue, s’efface, se ternit, s’évanouit. Chez eux, l’instinct va tout de suite à sa satisfaction. Ils ne mettent pas d’espace entre le désir et l’acte. Or, objecte-t-on, c’est dans cet espace qu’il y aurait place pour l’énergie, car elle consiste essentiellement à refréner la passion, à faire prévaloir par-dessus l’instinctif désir de jouissance des mobiles supérieurs, à imposer une discipline à nos facultés, à les tendre, à maintenir et à régler leur effort en vue d’un but lointain… De toute évidence, l’énergie ainsi entendue est celle à laquelle nous réservons notre admiration ou même notre estime ; c’est la seule qui ait une valeur morale et sociale. Il est fâcheux que Stendhal ne s’en soit pas avisé ; mais il lui manquait pour cela bien des choses. Il lui manquait d’abord de s’être fait de la vie une autre conception, et d’admettre qu’elle puisse avoir un autre but que la poursuite de la jouissance immédiate. Il lui manquait d’avoir dépassé cette vulgaire et plate doctrine d’après laquelle tout ce qui relie les hommes entre eux, religion, morale, sentiment de la patrie, n’est qu’hypocrisie et duperie. Il lui manquait de pouvoir se résoudre à prendre vis-à-vis de la société une autre attitude que celle de mystificateur. C’est dire qu’il lui manquait d’avoir une autre humeur