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voit que ce détail présentait alors une immense importance)[1]. Nous aimons à croire que, malgré tout, les dames françaises de cette époque ne peignaient leur visage qu’avec une certaine mesure. Il n’en était pas ainsi pour les Espagnoles et le rouge (sans doute du carthame) venait de leur pays même. Mme d’Aulnoy, dans son intéressante relation de voyage dans la péninsule, affirme que jamais elle ne vit d’ « écrevisses cuites » d’une aussi belle couleur que dans la salle de spectacle de Vittoria. À Madrid, elle assiste à la toilette d’une dame de la Cour : celle-ci trempe un pinceau dans une tasse pleine de rouge et s’en barbouille à fond, non seulement le visage, sans oublier l’intérieur des narines, mais les oreilles, les mains, les doigts, les épaules. Cet usage dégoûtant était devenu obligatoire. Moins adroites et douées de moins de goût que les Françaises, les dames espagnoles ne savaient pas s’y prendre, ni bien combiner avec cette épaisse couche de rouge le blanc qu’elles employaient aussi, ni appliquer judicieusement le noir aux sourcils. Les plus raffinées se nettoyaient (Mme d’Aulnoy emploie le terme plus expressif « décrassaient ») la figure avec un mélange de sucre et de blanc d’oeuf battu qui venait à bout de l’affreux mastic dont la face était enduite, mais finissait par laisser sur la peau du front une sorte de glacis luisant.

Rentrons en France. Nous parlerons, dans un autre chapitre de ce travail, de la mode des cheveux poudrés ; elle devint générale au temps de la Régence. Mais ce genre de coiffure, appliqué aux femmes, n’allait point sans un peu de fard, parce qu’il pâlissait la figure. Donc toute femme élégante ou simplement soignée dans sa tenue se poudrait d’abord la face, puis portait plus ou moins de rouge. Rousseau fait remarquer que les petites filles n’en usaient point : cette règle, que le bon sens eût dû rendre absolue, souffrait quelques exceptions. Ainsi la future impératrice Catherine II, lorsqu’elle quitta, vers l’âge de dix ans, sa petite cour d’Allemagne pour se rendre en Russie, dut apprendre à mettre du rouge, parce qu’à Saint-Pétersbourg les modes françaises faisaient loi. En Angleterre, en Allemagne, en Hollande, où les teints étaient naturellement roses et fleuris, on se montrait plus raisonnable. Un Hollandais, visitant Paris en 1733, insiste sur

  1. Les trois pièces de Montfleury auxquelles nous avons fait allusion, sont la Fille Capitaine, l’Ambigu Comique et surtout la Femme juge et partie. Celle-ci a même été reprise de nos jours.