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— On se passera mieux des autres visites, puisqu’on aura eu celle-ci. En vérité, voilà bien du dépit, ajoute Mme de Liéven. On m’avait bien dit que Messieurs les diplomates étaient mécontens.

Le comte Apponyi devient rouge, essaye d’atténuer l’effet de ses premières paroles.

— Moi, je ne suis pas mécontent, déclare-t-il. Nous sommes si bien avec l’Angleterre, nous sommes si sûrs d’elle, que nous serons bien aises de cette visite.

« Il est vraiment trop naïf ! écrivait Mme de Liéven à Guizot, en lui envoyant le compte rendu de cet entretien… Ce qui est bien sûr, c’est que l’humeur de l’Europe sera grande, et cela doit bien vous prouver que le continent, sans exception, est malveillant pour ici. Gardez l’Angleterre, c’est votre meilleure pièce. »

En sortant de l’ambassade d’Autriche, elle allait à l’ambassade d’Angleterre et y recueillait une note bien différente. « J’ai vu les Cowley ; ils sont dans le troisième ciel. Les lettres de Londres, hier, de Henry Greville disaient que la reine ne passerait à Eu qu’un jour et qu’elle viendrait décidément à Paris… Vraiment, plus on songe à cet événement, plus on le trouve grand, immense. Soyez-en bien content et pas trop orgueilleux. Accueillez bien la reine, soignez bien le prince ; vous ne sauriez trop faire dans ce genre. »

Comme, ce même jour, elle est en velléité de visites, elle se rend chez le comte Molé : Molé, la victime de la coalition de 1838, non encore consolé de l’injustice de sa chute, gardant quelque rancune à ceux qui se sont unis pour le renverser, et à Guizot peut-être plus qu’aux autres, parce qu’il ne l’avait pas cru susceptible de se prêter à des alliances équivoques, à des compromissions louches. Mme de Liéven tient à savoir ce qu’il pense de cette visite royale, qui va consolider son rival. Elle s’attend à le trouver aussi mécontent que l’ambassadeur d’Autriche : Mais elle est bien vite détrompée. Le comte Molé est un patriote. Il considère l’événement comme heureux pour son pays, et il s’en réjouit. « Il était évidemment m’attendant de pied ferme, mande à Guizot Mme de Liéven. Il n’y avait personne. Pendant la première demi-heure, on chercha tous les sujets indifférens. J’étais fort déterminée à ne pas parler de la reine d’Angleterre pour — voir jusqu’où il pousserait le mauvais goût de ne pas faire mention de la chose qui le préoccupait le plus. Enfin, je