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« Mes paroles vous plaisent. Quel plaisir auriez-vous donc si vous voyiez, — réellement voir, — ce qu’elles essayent de peindre ? Vous avez raison : depuis que le monde existe, on a beaucoup dit sur cela ; chacune des mille millions et milliards de créatures qui ont passé sous notre soleil a élevé la voix et répété la même chose avec son plus doux accent. Qu’importe la répétition ? Tout sentiment vrai est nouveau. Tout ce qui sort réellement du fond du cœur est dit pour la première fois. Et puis, vous savez mon orgueil ; en ceci, comme en tout, l’inégalité est immense, la variété infinie. Ces sentimens naturels, universels, que toute créature a connus et racontés à d’autres créatures, ils sont ce que les fait l’âme où ils résident, toujours beaux et doux, car Dieu les a créés tels à l’usage de tous, mais incomparablement plus beaux, dans les élus de Dieu, car Dieu a des élus. Ne dites jamais, ne laissez jamais entrevoir ceci à personne, mon amie. Oui, j’ai la prétention de vous dire des choses qu’aucune voix d’homme n’a jamais dites et ne dira jamais, qu’aucune oreille de femme n’a jamais entendues et n’entendra jamais. Et que sont les choses que je vous dis auprès de celles que je sens ? Mon cœur est infiniment plus riche que mon langage, et mes émotions, en pensant à vous, infiniment plus nouvelles, plus inouïes que mes paroles. Laissez donc ce papier et entrez dans mon cœur. Lisez ce que je ne vous écris pas. Entendez ce que je ne vous ai jamais dit. »

Voilà où ils en étaient trois ans après s’être connus. Il est dès lors aisé de comprendre que leur séparation ait été un déchirement. Il ne s’agissait plus cette fois d’une de ces absences de quelques semaines, à laquelle tous les ans, la belle saison venue, ils étaient contraints et qui arrachaient, on s’en souvient, tant de cris de douleur à la princesse de Liéven. Investi d’une fonction importante, Guizot était exposé à la conserver longtemps, des mois, des années peut-être. Quel serait l’effet de cet éloignement ? Le caractère des liens qui s’étaient noués entre ces deux êtres d’élection n’en serait-il pas altéré ? Leurs ardeurs d’âme n’allaient-elles pas s’éteindre et les lettres qu’ils s’étaient promis de s’écrire auraient-elles assez d’éloquence persuasive et de force féconde pour conserver à leur liaison tout ce que peut seule donner la présence réelle, condition nécessaire « de cette entière, continuelle, minutieuse communauté de tout ce qu’on pense, sent, sait, apprend, de cette complète abolition de toute solitude,