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remarques sur la distribution des légions et la manière dont Rome gouvernait les peuples, est quelque chose de nouveau. Pour en bien saisir la nouveauté, songeons aux préambules de Salluste qui ne sont que des lieux communs. Le contraste même nous montrera clairement qu’on sent déjà chez Tacite commencer par momens l’histoire politique, c’est-à-dire l’histoire moderne[1].

C’est même ce qui fit d’abord son succès, lorsqu’il se réveilla avec tous les autres, à la Renaissance[2]. Comme il se trouvait avoir raconté, bien malgré lui, les intrigues intérieures du Palatin, les luttes des maîtresses, des grands seigneurs et de affranchis qui se disputaient la faveur du prince, on jugea qu’il était indispensable de le connaître pour devenir un courtisan accompli. Jamais il n’a été plus étudié, plus annoté, plus commenté[3] qu’alors. C’est chez lui que se formaient les hommes d’État ; on allait chercher dans ses ouvrages des leçons de ce qu’on appelait la politique, c’est-à-dire l’art de déguiser ses sentimens, d’imaginer d’adroites fourberies, de tromper finement ses ennemis, et ses amis à l’occasion. Dans les petites cours italiennes, Tibère était devenu le modèle qu’on proposait à ces tyrans de village, et ils ne lisaient les Annales que pour apprendre à se conduire comme lui. C’était dénaturer étrangement les intentions de Tacite ; ce qui n’empêchait pas qu’on ne jurait que par lui et qu’on s’obstinait à vouloir s’instruire en le lisant de ce qu’il n’avait jamais eu la pensée d’enseigner.

Car lui aussi, à le prendre dans l’ensemble de son œuvre, et non dans quelques parties isolées, était en réalité plutôt un

  1. Dans cet exposé de la situation de l’Empire, un trait manque : Tacite ne di rien des finances. Ce n’est pas qu’elles n’aient eu leur importance dans la révolution à laquelle Néron a succombé ou que les Romains en aient tenu peu de compte. Auguste avait grand soin de présenter au sénat le budget de l’Empire. Si Tibère qui en tout aimait le secret le garda pour lui, il ne s’occupa pas avec moins de souci de la question financière. (Voir la manière habile dont il préserva Rome d’un krach. Ann., VI, 17.) Tacite a réparé l’oubli qu’il fait ici des finances par ce qu’il raconte un peu plus loin sur les procédés qu’on employa pour faire restituer les cinq cents millions que Néron avait prodigués en folles libéralités. Hist., I, 20.
  2. La première édition des œuvres complètes de Tacite est de 1470 ; mais, depuis plusieurs années, les lettrés le connaissaient et le pratiquaient. Dès la seconde moitié du XIVe siècle, Boccace avait lu la fin des Annales et les Histoires, et il les imitait dans ses ouvrages. (Voyez Boccace et Tacite de M. de Nolhac, dans les Mélanges d’Archéologie et d’Histoire de l’École française de Rome, t. XII.)
  3. Amelot de la Houssaye, dans la préface de son Tacite, mentionne quatorze de ces commentaires, qui ont paru en quelques années, et dont les auteurs sont presque tous des Italiens.