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Octavie, Néron s’empressa de céder et de la reprendre[1]. Aussi se donnait-on beaucoup de mal pour le satisfaire ; on le nourrissait et on l’amusait : ordinairement, il ne demandait pas autre chose. Tacite n’aime pas la populace, et il faut bien avouer que celle qu’il avait sous les yeux, à Rome, ne méritait guère d’être aimée. Il a tracé d’elle, par moment, de merveilleux tableaux c’est peut-être le plus grand peintre des foules qui ait jamais existé. Il faut lire la description qu’il a faite en quelques lignes de la bataille qui se livra dans les rues de Rome entre les soldats de Vespasien et ceux de Vitellius. Le peuple y assiste comme à un spectacle. Il applaudit aux vainqueurs, il poursuit les vaincus dans les retraites où ils se cachent, pour les livrer à ceux qui les cherchent. Il se croit au cirque ou à l’amphithéâtre ; il s’amuse des incidens de la lutte sanglante, oubliant que ce ne sont pas des gladiateurs qui s’entre-tuent sous ses yeux pour son plaisir, mais que c’est la patrie qui se déchire de ses mains, pendant que la Gaule et la Germanie se soulèvent et que l’empire est près de se disloquer. Assurément un peuple pareil n’était pas pour lui plaire, et il ne devait pas regretter beaucoup qu’on lui eût ôté le droit de voter les lois dans ses comices ou d’élire ses magistrats au Champ de Mars, ni faire de grands efforts pour le lui rendre.

La sévérité avec laquelle il a traité le peuple pourrait faire croire au premier abord qu’il est partisan du gouvernement aristocratique, et c’est bien l’opinion qu’on se fait généralement de lui. Mais il n’est pas besoin de beaucoup regarder dans ses livres pour s’apercevoir qu’il n’a guère plus d’égards pour les grands seigneurs que pour le peuple. Par momens, la lâcheté du sénat le révolte et il ne dissimule pas le dégoût que lui cause son empressement à se faire le complice de tous les crimes. On dirait même qu’il prend plaisir à le mettre dans des situations ridicules, par exemple lorsque, à la bataille de Bédriac, il décrit sans ménagement ses tergiversations misérables entre Othon et Vitellius, le soin qu’il prend de ne pas se compromettre, tant que les événemens restent douteux, et, une fois que la fortune s’est déclarée, le zèle qu’il met à accabler les vaincus. Mais nulle part peut-être il n’a mieux montré son mépris pour cette noblesse dégénérée que dans le beau récit qu’il nous fait de la conjuration de Pison. Ce Pison était un fort grand seigneur et un

  1. Il est vrai qu’il la renvoya de nouveau quelques jours après, car il savait bien ce que duraient les colères du peuple.