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Voilà sa situation véritable : c’est un modéré, qui combat à la fois tous les excès et se place entre les extrêmes. On voit bien qu’Agricola, dont il a tant de plaisir à retracer la vie, est pour lui plus qu’un général victorieux et qu’un administrateur habile ; il l’admire autant dans la vie civile qu’à la tête des armées ou des provinces ; c’est le type de ce que doit être un Romain sous l’empire, soumis aux lois, dévoué à son pays, faisant son devoir sans ostentation, attentif à ne pas exciter la jalousie du maître et à provoquer sa colère, ennemi des oppositions radicales et des témérités inutiles, acceptant les nécessités auxquelles il est impossible de se soustraire, heureux de vivre sous de bons princes et supportant les mauvais « comme on se résigne aux tempêtes en attendant les beaux jours. » Ce modèle qu’il proposait aux autres, il est bien probable qu’il s’est appliqué lui-même à le suivre, et que pendant toute sa vie, il a pris pour règle de sa conduite ces mots, par lesquels il termine l’éloge d’un homme qui sut conserver jusqu’à la fin l’amitié de Tibère sans cesser d’être honnête : « Entre la résistance qui ’se perd et la servilité qui se déshonore, la sagesse humaine ne peut-elle pas trouver une route exempte à la fois de bassesse et de péril ? »


IV

Avançons un peu plus dans la vie de Tacite, jusqu’à l’époque où il donne au public ses grands ouvrages historiques. À ce moment, sa vie politique est achevée, ou près de l’être. Il a obtenu toutes les dignités auxquelles un homme d’État romain pouvait prétendre. Peut-on savoir l’effet qu’ont produit sur lui l’expérience des affaires et la pratique du pouvoir ? Apercevons-nous, dans les Histoires et les Annales, que le temps ait rien changé à ses opinions ?

Nous avons vu qu’il ne nous a laissé nulle part sa profession de foi religieuse ; il n’a pas fait davantage de profession de foi politique : il n’aimait pas à se mettre en scène. Mais il me semble que ses ouvrages, quand on les lit avec soin, montrent qu’il est resté dans son âge mûr ce qu’il était dans sa jeunesse. Au quatrième livre de ses Annales, c’est-à-dire vers la seconde moitié du règne de Trajan, une circonstance l’amène à parler des diverses formes de gouvernement. Comme Aristote et les philosophes grecs, il en distingue trois : « Chez toutes les nations,